
par Véronique Bergen.
Horses, l’album-culte de Patti Smith qui a décoiffé le monde du
rock à sa sortie en 1975 fête aujourd’hui ses cinquante ans. Ce
chef-d’œuvre qui invente un punk-rock mixant poésie et fée électricité
décoche toujours, un demi-siècle après sa création, un feu alchimique
irrigué par une révolution esthétique sans précédent. A l’occasion de la
célébration du cinquantième anniversaire du disque, aux côtés de
nombreux événements, d’une tournée de Patti Smith, paraît un album
photographique éblouissant signé Claude Gassian. Une exposition «
Ailleurs, exactement : Claude Gassian » se tiendra à la Galerie Rabouan
Moussion à Paris dès le 18 octobre. Je me suis entretenue avec lui.
Véronique Bergen : Claude Gassian, vos créations photographiques sont
attachées au monde musical, au monde du rock, de la chanson française.
Des univers qui, de la scène aux coulisses, vous avez traduits en
clichés devenus mythiques. Vous délivrez des archives de la mémoire
collective, un témoignage visuel unique des visages de la musique depuis
les Seventies. Pour n’en citer qu’une poignée, je mentionnerais Patti
Smith, les Rolling Stones, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Leonard Cohen,
David Bowie, Led Zeppelin, James Brown, Prince, Bob Marley et, côté
chanson française, Mylène Farmer, Vanessa Paradis, Serge Gainsbourg,
Johnny Hallyday, Renaud.
Pouvez-vous nous dire comment, à l’occasion des cinquante ans de Horses,
l’idée a germé de publier cet ouvrage qui présente des photos (quasiment
toutes inédites) des deux étapes parisiennes de Patti Smith en 1976 pour
le lancement de Horses ?
Claude Gassian : J’adore les livres photo. J’adore les concevoir,
raconter une histoire… Il y a quelques temps, j’ai eu l’idée d’une série
de livres autour de l’évolution d’une prise de vue avec un artiste,
montrer l’intégralité d’une séance photo. Je me souvenais notamment de
ce moment au cimetière du Père-Lachaise avec Patti Smith. En recherchant
mes négatifs, j’ai redécouvert un ensemble bien plus important de photos
oubliées que j’avais réalisées à Paris, en 1976, et qui était resté
totalement inédit.
Véronique Bergen : S’ouvrant sur la préface de Patti Smith, l’ouvrage
est suivi par un avant-propos dans lequel vous décrivez votre choc
visuel lors de la découverte de la pochette de l’album réalisée par
Robert Mapplethorpe. Vous écrivez magnifiquement « Je crois que nous
étions tous, à notre façon, un peu amoureux d’elle. Et mes photos, des
baisers volés… ». Dans quelles circonstances, votre rêve de rencontrer
l’artiste, la créatrice d’un disque qui vous envoûte, qui vous hante, se
réalise-t-il ?
Claude Gassian : Je connaissais le responsable français du label de
Patti Smith. Il m’avait fait découvrir Horses, premier album de cette
artiste encore inconnue que je rêvais de photographier. Mon rêve se
réalise quand il me propose de l’accompagner à l’aéroport du Bourget où
Patti Smith devait arriver pour deux concerts à Paris. La rencontre
s’est faite naturellement, et je me suis très vite senti admis et
autorisé à la photographier lors de ses différents séjours à Paris.
Véronique Bergen : Avec pudeur et recueillement, vous photographiez la
visite de Patti Smith au cimetière du Père-Lachaise, son pèlerinage sur
la tombe de Jim Morrison. Quel souvenir gardez-vous de ce moment ?
Claude Gassian : Dès son arrivée, elle a souhaité se recueillir et
fleurir la tombe de Jim Morrison. Elle semblait très émue. C’était
surtout au poète qu’elle venait rendre hommage. J’ai photographié ce
moment fort et inattendu, avec retenue et en silence.
Véronique Bergen : Quels sont les éléments qui déterminent votre choix
du noir et blanc ou celui de la couleur ? Avant de devenir photographe
du rock, de la chanson, vous étiez un fan du rock ?
Claude Gassian : Durant mon adolescence, la musique et la photographie
étaient très présentes : Piaf, Brel, Brassens et le Rolleiflex de mon
père, photographe amateur, qui développait ses films et faisait ses
tirages. De mon côté, je vivais au rythme du rock anglais naissant. Je
dévorais la presse musicale anglaise mais les photos publiées ne me
suffisaient plus, j’ai donc décidé de faire les miennes. Les photos live
ayant leur limite, j’ai très vite voulu rencontrer les artistes et les
photographier en dehors de la scène. Pendant très longtemps j’avais deux
boîtiers, l’un en noir & blanc et l’autre chargé avec un film couleur.
Je me sentais beaucoup plus concerné et plus concentré lorsque je
décidais de faire des photos en noir & blanc car je devais aller à
l’essentiel.
Véronique Bergen : Patti Smith apparaît sur scène, dans les coulisses,
dans les rues de Paris. Elle figure seule ou aux côtés de ses musiciens
— Lenny Kaye, Ivan Kral, Richard Sohl, Jay Dee Daugherty —, ou encore de
Nico, de Philippe Manœuvre, de Jane Friedman, de John Cale ou d’une
petite fille avec qui Patti Smith joue dans un bac à sable. Cinquante
ans après, avez-vous retrouvé cette enfant ?
Un mot sur la photogénie de Patti Smith, sur ses mouvements, ses
attitudes, ses expressions, son rapport à l’appareil photo, sur la
manière dont vous captez son électricité, sa vie intérieure ?
L’expérience quasi-mystique, les transes intérieures (ou extériorisées
lors des concerts) qu’elle traverse sont palpables dans vos clichés.
Claude Gassian : Nous avions décidé d’aller faire quelques photos bien
parisiennes, place des Vosges. En entrant dans le square, Patti a aperçu
cette petite fille qui jouait dans le bac à sable et l’a spontanément
rejointe. Elles se sont amusées un moment ensemble. Je n’ai bien sûr pas
revue cette enfant, mais je lui souhaite de se reconnaître et peut-être
pourrons-nous nous rencontrer une deuxième fois !…
Véronique Bergen : En quoi les photos que vous avez prises de Patti
Smith ont-elles modifié, forgé autrement votre écriture photographique,
fait bouger votre esthétique ?
Claude Gassian : Ce privilège de photographier Patti Smith en toute
liberté, en dehors de toute commande ou de toute obligation, m’a
totalement libéré. J’ai compris que, dans cette situation, il fallait
apprendre à se limiter, choisir les bons moments parmi toutes les
possibilités offertes, garder la bonne distance et surtout inventer son
propre cadre pour des photos plus personnelles.
Véronique Bergen : Le style Claude Gassian est immédiatement
reconnaissable. Comment le définiriez-vous ? Comment, hors scène,
saisissez-vous la personnalité intime, l’émotion derrière la star ? Dans
quelles profondeurs de l’être, descendez-vous avec votre objectif ?
Claude Gassian : J’aime garder une distance et surtout ne pas être
envahissant. En laissant de la place à l’autre, il a le loisir d’être
lui-même, ce qui peut être déstabilisant, mais me permet de capter ce
qui lui échappe, ce moment d’abandon… Je parle peu et reste très
concentré sur mon cadre.
Véronique Bergen : Quel est l’un de vos plus beaux souvenirs avec
Patti Smith et son groupe lors de l’année 1976 ou par la suite ? Et
quels clichés, quels portraits de l’année 1976 ont votre prédilection ?
Claude Gassian : C’est avec une grande émotion que j’ai redécouvert la
plupart des photos du livre faites il y a près de cinquante ans. J’aime
beaucoup la photo de couverture où Patti Smith sort de l’aéroport, elle
paraît déterminée à conquérir Paris ! Mais aussi ce portrait, que j’ai
placé en ouverture du livre, et que j’ai retrouvé à la toute dernière
minute, juste avant l’impression du livre. Elle a les yeux fermés et
semble être de porcelaine… J’ai aussi toujours beaucoup d’affection pour
cette première photo plus personnelle que j’ai prise sur un banc de
pierre, tout près de la tombe de Morrison…
Claude Gassian, Patti Smith. Horses — Paris 1976, Gallimard, 192 p., 35
euros.
Exposition Claude Gassian, « Ailleurs, exactement, à la Galerie Rabouan
Moussion (11, rue Pastourelle, 75003 Paris) du 18 octobre au 22 novembre
2025.
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