Parler et perler en verre

©Karine Faby

Le verre s’avère matière fascinante à travailler. Il a inspiré un alphabet à Jean-Baptiste Sibertin-Blanc. Il a incité Anush B à l’égrener en perles.

Deux créateurs ont abordé le verre avec des regards très personnels. Le premier a désiré utiliser un maximum de techniques pour visualiser en trois dimensions chacune des lettres de notre alphabet. La seconde  s’est plongée dans ses souvenirs d’enfance africaine pour retrouver des formes et des emprunts culturels.

Investir l’espace avec les lettres

Pas mal d’écrivains, fascinés par la matière la plus primitive qui leur sert à raconter le monde, les lettres, ont parcouru notre alphabet en exprimant des analogies avec la forme de leur graphie. Un des premiers fut sans doute Victor Hugo dans Voyages. À peu près à la même époque, un partisan des traditions, un certain Auguste Barthélémy, écrivit un poème à leur gloire dans La vieille orthographe. On se souviendra aussi de Balzac glosant sur l’écriture du nom de son personnage Z. Marcas.

Paul Claudel prit le relais en tentant de faire correspondre le sens de certains vocables  au moyen de l’aspect de chaque lettre qui le compose lors de son étude des Idéogrammes occidentaux et d’une préface à ses Cent phrases pour éventail. Parmi nos contemporains, Béatrix Beck a conçu, de manière comparative, au cœur de L’Enfant-chat, la description d’un potager selon l’alphabet avant d’y revenir de façon plus allusive dans Confidences d’une gargouille. Imaginant la découverte des lettres à l’école par le héros de son Autoportrait de Van Eyck, Elisabeth Bélorgey y clame un imaginaire issu de la calligraphie des lettres gothiques.

Rien de saugrenu donc qu’un designer comme Jean-Baptiste Sibertin-Blanc ait rêvé d’ « écrire dans l’espace » en utilisant le verre afin de sculpter l’alphabet et y « caresser la poésie absente dans l’industrie ». Un projet qui prit de l’ampleur puisque, afin de se servir de toutes les techniques du travail verrier, il associa quatre maîtres artisans : Simon Muller pour le soufflé, Stéphane Rivoal le courbé, Hughes Desserme le bombé, Didier Richard pour le procédé de la cire perdue.

Résultat : il nous faut apprivoiser notre regard devant ces objets tridimensionnels que nous avons coutume d’appréhender dans la planitude spatiale du papier qui les accueille. Voici donc, regroupées en défilé par ordre… alphabétique  ceux que Pierre Dailly a qualifié de « 26 génies intarissables de la langue maternelle » dans un poème-objet en forme de biberon. Comme l’écrit Dominique Sampiéro, ici « une poétisation de l’objet est à l’œuvre dans un usage suspendu du quotidien » puisque ces créations ne servent pas à écrire en tant que lettre mais n’ont pas d’autre fonction sinon d’être là.

D’abord, un A pansu, ambré, formant un dôme transparent, offrant une sortie et une entrée pour que les autres puissent y passer. B s’avère bedonnant, rougissant de quelque bêtise entendue. C s’arrondit en verre blanc, multipliant à l’envi sa forme incurvée par les stries qui le raient. D, bien que transparent, ne se laisse pas aborder si facilement puisque sa graphie ne se dévoile qu’en creux.

 F fait un peu de même avec ses tuyaux vides hésitant entre réel et virtuel à tel point qu’il s’accommode de deux frères, l’un bicolore en cire perdue et l’autre en massif cristal turquoise. G ne ferme pas son cercle de verre légèrement bleuté, hospitalier pour toute autre lettre désireuse de former mot avec lui. H s’enferme en sa bulle brun foncé rehaussée par un interne bleu.

I est à plusieurs qui se dressent droit comme il se doit avec un ironique petit point en suspension. J se met à transparaître sous coloris d’améthyste. K se recroqueville en nœud verrier. L est cristal ambré qui joue à se dédoubler. M bombe en concave et convexe vêtu de stries. N va carrément se déguiser en quadruplé en train de nous narguer.

O s’offre en paradoxe dans un cube quand même un peu arrondi. P violet se plante en évidé plutôt évident. Q, jaloux du g, se ferme complètement mais se dote d’un appendice d’équilibriste. Le gris anthracite du R souligne l’invisible. S serpente (que faire d’autre ?) en vert anis. T s’aime à tel point qu’il n’existe qu’au miroir de lui-même.

U s’incarne en vague alors que V s’envole en ailes. W fait le poirier pour se moquer d’un fast food. X se sent obligé de mimer ses doublures. Y se déguise en arbre bleu tandis que le Z pour finir en beauté fait mine de se décliner à l’infini.

Etienne Pressager a ajouté à cette déclinaison une conception graphique en noir et blanc qui étale des formes épurées à la fois rigoureuses et dotées de détails fantasques. Jacques Villeglé, délaissant les affiches lacérées, a conçu en couleurs une exploration ludique  de lettres dotées d’une finesse de trait élégante et parfois serties dans un carré ou un rond colorié. 

Retrouver une poésie ancestrale

Anusch B (Anushka Beyens) appartient, elle aussi, à la catégorie des créateurs désireux d’expérimenter des pratiques diverses. Sa spécialité première, ce sont les perles de verre. Et le plaisir de découvrir de nouvelles  techniques lui a permis d’aborder des thématiques plus ouvertes.

Anusch B « Seeds 2013 » ©P. Niset

L’accumulation dispersée des éléments de « L’empreinte de ton baiser : indélébile » forme une coulée de perles de cristal Swaroski à dominante rouge. Une sorte de flux grouillant constitué du souvenir cumulatif de bisous légers et d’embrassades plus profondes conservés au cours d’une histoire d’amour. Les reflets bleutés de « We are made of more water than blood », soufflés à la canne et étirés évoquent la liquidité. D’autres ‘larmes’ verrières se retrouvent incluses dans une matière totalement transparente comme deux « Shuka bird ». Un collier concentrant quelques perles agglutinées forme, lui, une sorte de chenille bleue translucide.

De la petitesse perlière à la massivité d’un galet, il y a l’épaisseur d’une matière. Anusch y ajoute des cicatrices incrustées qui personnalisent les pièces, chacune portant sa ou ses blessures, jeu particulier entre le lisse poli de l’œuvre et la trace d’un incident, d’une agression externe. On y décèlera sans doute un thème familier de l’artiste qui a par ailleurs décliné, réminiscence d’une enfance ivoirienne, les scarifications rituelles en Afrique. On les retrouve en effet sur des masques en verre coulé aux allures très ‘nègres’ (pour autant qu’on puisse encore user de ce mot aujourd’hui où il est davantage perçu comme péjoratif que comme ethnologique). On les revoit dans des granulations colorées simultanément éparses et concentrées.  

Incisions, entailles, estafilades appartiennent à d’autres compositions dont l’appellation générique aurait pu être un des intitulés particuliers : « Les cicatrices laissent aussi passer la lumière ». Certaines pièces étant même pourvues de clous agressifs. Outre les allusions aux pratiques coutumières, on verrait volontiers dans cette alliance entre limpidité lisse et ébréchure rêche l’émergence d’une philosophie personnelle.

Des blocs à translucidité troublée par d’aquatiques traversées vallonnées emprisonnent une végétation condensée en ses aubiers. De même que la série des « REbirth » enclosent des esquisses cellulaires, embryonnaires. Quelques essais d’impression photosensible complètent l’ensemble Ce sont alors des éléments naturels qui transparaissent (paysages, silhouette en noir et blanc) ou des radiographies des mains et des bras de l’artiste (d’où le titre de l’expo), allusions symboliques au vivant.

Anush B fait preuve d’un incontestable savoir faire verrier. Elle explore un maximum de techniques de façon à varier ses modes d’expression. Ses choix esthétiques ont parfois un aspect flou, comme si elle ne parvenait pas à véritablement se fixer sur une démarche précise, hésitant entre des formes diverses, entre figuration et abstraction, mouvement et présence, métamorphoses organiques  et pérennité minérale, rigueur calculée et aléas du hasard.

Michel Voiturier

« Alphabet » au Musverre, 76 rue du Général De Gaulle à Sars Poteries [F] jusqu’au 9 janvier 2022. Infos : +33 (0)3 59 73 16 16 ou www.musverre.lenord.fr/fr/

« Mes racines dans le ciel » au Musée du Verre de Charleroi, 80 rue du Cazier à Marcinelle jusqu’au 6 mars 2022. Infos 071 880 856 ou www.cm-tourisme.be/fr/a/musee-du-verre

Catalogues : Eléonore Peretti, Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, Jean-Luc Nancy, Antoine Leperlier, Dominique Sampiéro, Thomas Huot-Marchand, « Lettres de verre –  Jean-Baptiste Sibertin-Blanc : une éclipse de l’objet », Paris, Bernard Chauveau, 2021, 136 p. (20 €)

Dominique Sampiéro, « Le désir de la lettre » (anthologie), Paris, Bernard Chauveau, 2021, 76 p.(10€)

Catherine Thomas, Milica Bravavic, Anne Vanlatum, Anne Meesters, « Mes racines dans le ciel », Marcinelle, Musée du verre, 2021, 48 p. (6 €)

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