« Novê Salm » – Au Pays de Johnny

Alexandre Heck et Laurent S. Gérard dit ÈLG, J'irais faire mon puzzle tantôt (capture d'écran), 2025 © PinPanProduction La "S" Grand Atelier

Imaginez un village où tous les habitants évolueraient en cocréation permanente et s’exprimeraient sans contraintes à travers les supports et techniques. Un village où les frontières seraient abolies entre les normes, artistiques et mentales. Un projet humain, culturel et sociétal, où chacun est une personne et non un patient et l’art est une fin et non un outil thérapeutique.
C’est le pari réussi d’Anne-Françoise Rouche, fondatrice et directrice de « La « S » Grand Atelier », centre d’art brut et contemporain situé à Vielsalm depuis plus de trente ans.
Clin d’œil à son lieu d’ancrage et à la volonté novatrice qui fait son essence, ce village, présenté au BPS22 depuis le 27 septembre et jusqu’au 4 janvier, s’appelle « Novê Salm ».

A présent, autour de ce village, visualisez une « Forêt »…
C’est celle qui cerne Vielsalm. Une forêt inquiétante, comme toute intrusion dans le dehors, une forêt peuplée d’êtres légendaires, de bruits inconnus, de couleurs et images déformées par l’angoisse. Cette forêt qui borde le village de La « S », que ses habitants s’approprient et redéfinissent, une nouvelle forêt, qui ne ressemble à aucune autre.

Tout d’abord, on y trouve une chapelle très colorée, issue de la rencontre entre Irène Gérard et Michiel De Jaeger.
Irène, artiste de La « S », a pris goût au dessin dans l’enfance, avec les « Numéro d’art » et sa façon de décortiquer le monde en est imprégnée. Sous sa main, tout est morcelé, comme sur un vitrail.
Et c’est ce qui a guidé l’inspiration des deux artistes autour de cette petite maison de verre, où on retrouve aussi bien des éléments végétaux que les portraits des êtres qui composent le panthéon d’Irène, de Françoise Hardy à sa mère, en passant par le chien de Michiel.
Le trait d’Irène Gérard est très vite familier et on le reconnaît un peu partout dans l’exposition, toujours en tandem avec Michiel De Jaeger, notamment dans une impressionnante série de « Gueules cassées » et de cartes Artis Historia vintage réarrangées sans complexe.

Derrière cette chapelle, deux sculptures textiles composées d’épaulettes cousues ensemble, piquées de fils, déformées, traitées individuellement puis rassemblées.
Pourquoi des épaulettes ? Parce que c’est le dada de l’artiste, Rita Arimont, une question de texture, peut-être.

Sur la gauche, une installation mêlant scanographies, explorations sonores et contes de Barbara Massart, artiste-phare de La « S », associée au Collectif Effet Miroir.

À quelques pas, inratable, le travail textile du « Trio », composé de Sara Bichão, Barbara Massart et Anaïd Ferté.
La première œuvre qu’elles ont eu envie de réaliser, sur le thème de la forêt, c’est « Le Ciel » de celle-ci.
Il s’étire au-dessus de créatures qu’on n’aurait pas forcément envie de croiser pendant la randonnée du dimanche. Une araignée géante bariolée a l’air débonnaire mais pourvue de trop de pattes pour être honnête, un loup plat dressé comme un cerf-volant et un ours, pendu au « ciel » par la peau du dos, qui se balance en contemplant son ombre au sol.
Un immense nuage couvert de dessins, fils multicolores et morceaux rapiécés est ficelé sur un mur et on se demande, s’il se mettait à pleuvoir, ce qui pourrait bien sortir.

Dès le rez-de-chaussée, le ton est donné. Le foisonnement créatif, loin des normes étriquées, l’abondance sans la saturation et aucune pression de performance.

À l’étage, un « Bébé ». C’est celui de Barbara Massart. Celui qu’elle ne pourra pas porter. Ou c’est elle, une évocation de tissu de sa naissance-catastrophe. Une représentation silencieuse de l’irrémédiable, qui a frappé consciencieusement cette femme depuis sa vie utérine, un irrémédiable qu’elle raconte dans une vidéo réalisée par Nicolas Clément, son binôme créatif. Une histoire de résilience portée par la voix puissante de l’artiste, qui utilise ses souffrances pour accoucher d’elle-même. Il ne faut pas en parler, il faut la voir et l’entendre.

Ensuite, le visiteur est plongé dans le son. Violaine Lochu, performeuse sonore, et les artistes de La « S » jouent avec le langage et la notion de parole normée. Certains d’entre eux n’ayant pas accès au langage oral, c’est au travers de la vidéo et de la recherche graphique que les gestes, cris et autres codes personnels d’expression sont représentés.

En tout, ce ne sont pas moins de cinquante artistes, qui ont contribué à l’exposition, dont la préparation s’est étendue sur plusieurs années.

« Novê Salm » !
Depuis la mezzanine, le visiteur découvre le village proprement dit, en contrebas, et tout y est.

Élément central, la fontaine est couverte de plaques de céramique émaillée, produites à partir de gravures sur linoléum, et de gargouilles. Œuvre collective au-dessus de laquelle des êtres translucides semblent monter paisiblement la garde.

Johnny, © E.Hanse

Comme dans tous les villages, la grand-place a sa statue.
Ici, c’est celle de Johnny Hallyday.
Oui, oui.
L’idole des jeunes est aussi celle de Marie Bodson.
Et elle était la sienne ! Elle en veut pour preuve la chanson « Oh Marie », qu’il a écrite pour elle. L’artiste, qui a également exposé des planches narratives évolue dans un monde où les stars sont ses amies. Ainsi, Kendji Girac, notamment, se bat sur un ring pour obtenir ses faveurs. Et on reconnaît Johnny, encore, partout, c’est le Boss.

D’ailleurs, au pied de l’énorme statue en bois, frigolite et matériaux divers, qu’elle a réalisée avec l’aide de Nicolas Chuard et Émilie Raoul, Marie Bodson a posé le cercueil de son idole.
Moins d’un mètre de long. Annoté, dessiné, décoré, il a même des lunettes de soleil.
Et si cela peut prêter à sourire à l’écrit, en vrai, c’est plutôt bouleversant.

Tout comme cette immense table dressée pour un festin.
Un demi citron sur un presse-fruit. Avec des yeux, un nez et une bouche.
Une théière au bec verseur en forme de trompe d’éléphant.
De grandes fourchettes tordues qui ressemblent à des pattes.
Des frites. Parce que c’est le plat hebdomadaire que tous attendent à la cantine de leur institution. Les frites, c’est la fête.
Et ce « Banquet » de céramique est le souvenir de celui qu’ils ont célébré ensemble, lors du passage de Nora Wagner et Kim El-Ouardi, à La « S », pour le tournage de leur docufiction, « La Capsule », en 2024. La nappe en cyanotype en est le témoin, marqué par les traces de ce moment de joie et de régal.

Pendant qu’un certain malaise affleure à la contemplation de cette démesure et que certains visiteurs chuchotent des « C’est impressionnant… C’est fou… enfin, je veux dire… », un petit garçon explique, à quelques mètres, toutes les œuvres du musée, à sa mère médusée, comme s’il bossait ici depuis toujours.

Marcel Schmitz & Thierry Van Hasselt Vivre à Frandisco – Planète 2, 2012-2025 © Leslie Artamonow

Partout sur les murs, des dessins, des BD, preuves tangibles que la narration est possible, même pour les personnes porteuses de handicap. Encore un préjugé qu’Anne-Françoise Rouche s’est appliquée à débouter, avec l’aide de son équipe de « facilitateurs », dont le rôle est d’accompagner les artistes d’un point de vue technique et relationnel.

S’il ne fallait citer qu’une dernière artiste : Sarah Albert. Et sa BD sur l’amour, résumé en quatre phases : « Histoire d’Amour », « Beaux Gosses », « Colère Dispute », « Tristesse malheureuse ».
Ses personnages sont figés dans des poses passives, bouche ouverte, dont aucun mot ne sort. On comprend que c’est par la parole que se joue l’histoire mais cette parole n’est ni écrite ni représentée. C’est son absence visible qui tient lieu d’action.

Ah l’amour… Vaste sujet, qui habite les artistes de La « S » comme le reste du monde.
L’amour et son expression physique aussi, et le corps, en tant qu’objet étrange et fascinant.
La dernière partie de l’exposition prévient d’emblée le public sensible de s’abstenir. Des croquis, des dessins, où le sexe se montre et ce qu’on peut en faire avec un autre humain également. Rien d’obscène mais une franchise rare.

Avec les artistes de La « S », c’est du cash, dans la matière et le sentiment, sans filtre, perturbant et émouvant. Car, comme le dit le guide à plusieurs reprises, ce qui ne cesse de surprendre avec ces artistes « bruts », c’est qu’ils sont sans limites. Et involontairement, leur créativité débridée nous tend un miroir où se reflètent nos entraves.

On sort de « Novê Salm » avec en vrac, une boule de tissu dans la gorge, les émotions à fleur de peau, l’envie d’aller boire une bière, de retourner sur ses pas ou de s’enfermer tout l’automne dans un atelier entouré de forêts, pour aller plus loin en soi-même et en extirper toujours plus d’authenticité.
Mais même si nous en étions capables, oserions-nous ?

Evelyne Hanse

Commissaires : Dorothée DUVIVIER, Noëlig Le Roux et Anne-Françoise Rouche
Exposition du 27 septembre 2025 au 4 janvier 2026
Artistes :
Sarah Albert, Rita Arimont, Jean-Michel Bansart, Richard Bawin, Vincen Beeckman, Sara Bichão, Marie Bodson, Nicolas Chuard, Nicolas Clément, Robin Cools, Pascal Cornélis, Axel Cornil, Michiel De Jaeger, Sébastien Delahaye, Laura Delvaux, Éric Derochette, Fabian Dores Pais, Simon Dureux, Laurent S. Gérard alias Èlg, Gabriel Evrard, Anaïd Ferté, Émeric Florence, Jérémy Fransolet, Irène Gérard, Régis Guyaux, Alexandre Heck, Séverine Hugo, Martin Lafaye, Jean Leclercq, Gilles Lejeune, Pascal Leyder, Violaine Lochu, Léon Louis, Axel Luyckfasseel, Philippe Marien, Barbara Massart, Aurélie Mazaudier, Benoît Monjoie, Jean-Jacques Oost, Rémy Pierlot, Monsieur Pimpant, Émilie Raoul, Marcel Schmitz, Anaïs Schram, Dominique Théate, Laszlo Umbreit, Thierry Van Hasselt, Christian Vansteenput, Alexandre Vigneron et Nora Wagner.

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