Mont-sur-Marchienne  La vie saisie dans les quotidiens urbain, sinistré, camarguais

Michel Vanden Eeckhoudt. Bruxelles, 1979. © Michel Vanden Eeckhoudt
Michel Vanden Eeckhoudt. Bruxelles, 1979. © Michel Vanden Eeckhoudt

En quatre volets distincts, le Musée de la photographie nous promène à travers la vision de cinq photographes au plus près de la vie ordinaire des gens ordinaires.

La rétrospective impressionnante consacrée à Michel Vanden Eeckhoudt constate en noir et blanc la solitude humaine et animale avec humour et lucidité. En écho à des catastrophes naturelles, Danielle Rombaut a visité les lieux où les crues, près de Pepinster, ont dévasté rues et logements.  Et Zoé Van Der Haegen a déplacé les troncs calcinés d’une réserve naturelle du côté d’une esthétique presque conceptuelle. En duo, Henkens et Job ont cavalcadé en Camargue en compagnie des manadiers, des chevaux et des taureaux.

Un univers des grandes solitudes

À parcourir la déferlante série de photos sélectionnées au sein de la production intense de Michel Vanden Eeckhoudt (1947-2015), il apparaît très vite qu’elles traitent avant tout de solitude. D’une solitude enracinée dans le quotidien individuel. Car le photographe ne s’intéresse pas aux grands événements historiques, planétaires, spectaculaires ; il choisit un sujet, humain ou animal, au cœur d’un moment ordinaire de tristesse ou de joie en train de ressentir en solitaire.

Il ne semble pas qu’il existe une connivence particulière entre l’être qui déclenche son appareil photo et la personne ou l’animal qui apparaîtra sur papier après développement. Le sujet est saisi parce qu’il raconte quelque chose de lui et de la société qui l’entoure, l’exploite, le conditionne. Aucun jugement n’est émis, ni compassion, ni révolte, ni attendrissement, ni dégoût.

C’est du réel qui est montré. Que les gens qui regardent l’image se fassent leur propre opinion. Qu’ils prennent parti, c’est leur rôle. Bien sûr, l’homme à la caméra a sans doute une pensée dans la tête au moment où il prend la décision de développer le cliché ; il en a également lorsqu’il décide de la succession des instantanés aux cimaises des expos ou dans les pages d’un livre. Mais rien dans le résultat de sa démarche initiale n’apparaît de manière appuyée, idéologique, moralisatrice, partisane. Photographier est témoignage. Ni à charge, ni à décharge. Seulement pour que soit ajoutée dans un dossier dont il n’a pas la responsabilité une pièce mais dont il aspire qu’elle provoque une réaction.

Nul pessimisme fondamental chez Vanden Eeckhoudt. Mais la lucidité d’un regard aigu. Témoin cette silhouette assistée d’une canne qui quitte un tunnel obscur pour aller vers des berges claires. Ou cette autre silhouette engluée dans la pénombre des arbres et attirée vers une chaise longue qu’illumine le projecteur solaire. Une autre encore, au sommet d’une montagne, levant les bras d’une victoire.

 Ou cet écolier en joyeuse pitrerie au centre du gazon d’un parc devant un baroque monument. Et ce nouveau-né, intubé, souriant à une vie encore précaire. Ce douanier de 1991, sûr de son utilité, ignorant manifestement sa disparition quelques années plus tard. Ce colombophile libérant un de ses pigeons guettant déjà l’horizon de son retour. Et ne serait-ce pas l’entrevision de toute une existence en gestation que cette gamine renfrognée, collée à un mur lépreux sous la vitrine d’un commerce de dessous féminins exhibés notamment par des jambes de plastiques gainées de bas nylon tandis que l’ombre d’un adulte anonyme s’approche de l’enfant ?

Peut-être ce guitariste, yeux levés vers le ciel interroge-t-il un destin incertain. Peut-être cette navetteuse en attente de train, paupières closes, oublie-t-elle le rayon qui frappe son visage pour désespérer de la suite. Ce pull, manches accrochées aux barbelés d’un terrain caillouteux sicilien serait-il le symbole de l’isolement absolu, du manque intégral puisque vide de toute présence corporelle ? Et cette mariée, en blanc, esseulée, grimaçante, près d’un cactus aux allures de monstre tentaculaire ? Et cette Japonaise, prête aux épousailles, assise dans une voiture vide ? Même ce danseur, sur fond de Taj Mahal, a l’air perdu sur une étendue de sable aride.

On rétorquera que, dans certaines prises de vue, un individu est en présence d’autrui. Certes. Sauf que personne ne regarde personne. S’il y a échange de regard, c’est, hors champ, avec celui qui est en train, maintenant, de contempler la photo ou c’est avec un invisible que le photographe n’a pas cru bon d’intégrer dans son cadrage. C’est ainsi dans le métro à Tokyo ou pour les invités figés à un mariage. Idem pour ces vacanciers qui se croisent en Israël, pour la ronde de ces ouvriers récoltant du sel en Sicile, pour ce duo hétéroclite sur un chantier belge. Pas davantage pour cet adulte jaugeant un gamin accordéoniste ou cette fraction de jeunesse bruxelloise fréquentant la fête foraine.

Vanden Eeckhoudt s’est aussi fort intéressé aux animaux. S’ils peuvent être de compagnie précisément auprès des esseulés, leur traitement n’est pas toujours optimal. Et ceux des zoos ou de certains cirques ont un sort peu enviable car être en cages s’apparente à un régime carcéral à perpétuité. Ici encore le chroniqueur iconographe frappe durement sans pour autant s’engouffrer dans le pathétique sentimentaliste. Il saisit. Il montre. Il laisse chacun émettre son avis.

Impossible de ne pas être sensibilisé à l’attitude dégingandée d’un ouakari sorti d’une séquence de carnaval dans un film d’horreur, touché à travers ces ratons-laveurs passant leurs doigts sous un grillage, indigné  à cause de ce singe de spectacle de rue étranglé par une corde. Puis ces porcs menés à l’abattoir dont un seulement darde vers nous un regard éloquent. Sans oublier chiens errants, cadavre de chat sur le bitume, lion à l’étroit dans une cage exiguë poils débordant entre barreaux… Et surtout ces yeux de gibbon grands ouverts vers on ne sait quel paradis perdu.

C’est un humaniste qui a traduit en noir et blanc des peines, des joies, des questionnements sur les êtres du quotidien monotone, du travail abrutissant, des relations malmenées, des doutes et des espoirs. Celui qui disait : « Le monde est là devant nous, il nous appartient de montrer ce qui se cache derrière les apparences. » Ce qu’il a pratiqué avec humour, tendresse, empathie, lucidité ainsi qu’un sens aiguisé du cadrage et des liens qui unissent leur signification afin d’aller au-delà d’un superficiel anecdotique de situation.    

Lieux de délabrements

Le « Au-delà du concevable » réalisé par Danielle Rombaut explore les dégâts provoqués par les inondations catastrophiques de la région de Pepinster en juillet 2021. Les photos parlent d’elles-mêmes. Elles indiquent une réalité qui dépasse les mots. Chimérique, en effet, à moins de l’avoir vécu, de s’imaginer comment l’eau se comporte lorsqu’elle est libérée des contraintes géographiques que les hommes lui ont attribuées jusqu’à présent.

Danielle Rombaut. De la série Au-delà du concevable © Danielle Rombaut
Danielle Rombaut. De la série Au-delà du concevable © Danielle Rombaut

La couleur rend les dégâts encore plus révélateurs. Les tonalités originelles des choses sont souillées par celles de la boue et des dépôts qui se sont répandus sur les éléments d’une vie courante. Les stigmates disent quelle misère s’est soudain abattue au milieu d’une existence routinière, a chamboulé le si bien établi des souvenirs accumulés à travers les objets rangés là où on a l’habitude de les voir.

Les lieux nous sont donnés bruts, désertés parce qu’inhabitables. C’est la moisissure et le papier peint décollé. Les photos sur la cheminée des petits-enfants et des traces fangeuses. La voiture écrabouillée que la végétation extérieure commence à camoufler. Plus ce couple de bagnoles réduites à un inutile et brutal coït interrompu.

Et surtout les visages désolés de ces femmes inquiètes de ce qui pourrait arriver encore ou comme résignées face à des machines à laver qui n’arrêtent pas de turbiner. Ou ces affiches vaguement rescapées d’un monde de la beauté cosmétique dominant lèpre murale et tuyaux d’évacuation d’eau hors de tout usage. Et cette dérisoire statue de sainte veillant inutilement sur des caisses entassées où a été fourré un bric à brac hâtif. Tout cela débouchant sur une rue à taudis désormais victimes d’une guerre imprévisible.

De confinement et d’horizon

Témoigner de la vie des Camarguais éleveurs de taureaux non pour la corrida mais pour des jeux traditionnels sans mise à mort, c’est pénétrer dans un univers presque tribal qui se perpétue de génération en génération. Gaëlle Henkens et Roger Job s’y sont immergés durant quatre années. D’où un reportage lumineux, ensoleillé, coloré où se côtoient bêtes et gens à travers un travail pas toujours au beau fixe.

Ce qui frappe c’est un double univers dédié à la fois à l’élevage et au tourisme, au labeur et aux loisirs, aux réalités économiques présentes et aux rituels immémoriaux. Tout comme ce microcosme s’avère amené à se vivre simultanément dans les grands espaces de la Camargue et dans le confinement des vans, des ruelles, de l’arène, de la maison patriarcale. Le résultat photographique en est tributaire.

Gaëlle Henkens & Roger Job. Aux arènes de Mauguio, Sparagus, un illustre cocardier de la manade Janin, fait un ultime tour de piste. Seul dans l’arène, dubitatif, il cherche désespérément les hommes aux doigts de fer. Le président a raconté sa carrière faite d’instants de gloire, de tragédie et de hasards. Le public ému a applaudi ce taureau désormais retraité. Quand la porte du toril s’est ouverte pour la dernière fois, curieusement il a hésité à rentrer, comme si la retraite l’inquiétait…Si c’est le moral d’un taureau qui fait le champion, c’est la mémoire des hommes qui fait les taureaux d’anthologie. © R. JOB
Gaëlle Henkens & Roger Job. Aux arènes de Mauguio, Sparagus, un illustre cocardier de la manade Janin, fait un ultime tour de piste. Seul dans l’arène, dubitatif, il cherche désespérément les hommes aux doigts de fer. Le président a raconté sa carrière faite d’instants de gloire, de tragédie et de hasards. Le public ému a applaudi ce taureau désormais retraité. Quand la porte du toril s’est ouverte pour la dernière fois, curieusement il a hésité à rentrer, comme si la retraite l’inquiétait…Si c’est le moral d’un taureau qui fait le champion, c’est la mémoire des hommes qui fait les taureaux d’anthologie. © R. JOB

D’une image à l’autre, les hommes apparaissent, les bêtes de même. Parfois, les deux se rencontrent. Les uns dépendent des autres. C’est le gagne-pain des uns ; c’est le destin des autres. L’espace ouvert c’est le territoire de la manade, la mer proche. Là on galope, on chevauche. Dans le grand soleil ; exceptionnellement dans la neige. Ce sont des images de mouvements, des galops. C’est l’aire de la liberté, de l’horizon.

L’espace fermé, c’est le bureau du patriarche, la salle à manger encombrée de souvenirs. C’est aussi le tombeau de l’animal célébré pour ses exploits. Ce sont les pièces dans lesquelles on revêt, selon les rituels, les tenues traditionnelles avant les défilés festifs. C’est cette illustration terrible de l’animal venant à la porte de l’arène le jour de sa retraite, désemparé.  C’est l’arène elle-même, entourée de son public, close pour que s’y déroulent les joutes. Puis les vestiaires où les raseteurs décompressent après l’affrontement.

C’est la route bétonnée qui se rétrécit, à suivre pour aller ailleurs durant l’hiver ou pour gagner le lieu du spectacle via les rues étroites du village en saison. Voire le chemin vers la vaccination.

Les photos de Henkens et Job disent le quotidien exceptionnel de passionnés un peu hors du temps informatique. Démontrent la complicité entre bêtes et hommes, l’ancrage rural tellement proche de la nature dont ils cultivent la nostalgie. Un monde en marge d’une société de l’informatique et de la rentabilité boursière.

Arbres esthétiques

C’est en Campine anversoise que Zoé Van Der Haegen a trouvé matière à sa série « Arbres-Troncs ». Sa démarche, si elle s’appuie sur des troncs ravagés par un incendie, ne se veut pas reportage documentaire. Son travail est avant tout esthétique grâce à une série de manipulations qui écartent l’image initiale d’une simple reproduction du réel.

Ce qu’elle nous restitue, c’est une volonté de traduire la présence végétale au moyen des formes de la  matière originelle constituée de pins touchés par les flammes. Outre le tirage, la photographe a procédé par découpage et collage. Les troncs calcinés conservent leur forme de colonne dressée en pleine nature. Ils restent cet élan vers le ciel qui fait des arbres un trait d’union entre terre et espace céleste. Ils demeurent piliers d’une architecture écologique.

Passés au grisâtre par quelque putréfaction ou à la noire morsure des feux, ils ont toutes les apparences d’une mort annoncée. Pour leur redonner une posture susceptible de donner nourriture au regard, l’artiste les complète d’une silhouette de jumelle hétérozygote, dotée d’un coloris personnalisé comme si une sève nouvelle l’irriguait.

Finis les troncs de bois. Bonjour les troncs conceptuels, concentrés en une image, présentés comme un symbole de végétal. Ils inscrivent une verticalité un peu sinueuse, davantage organique que géométrique. Ils inventent une forêt virtuelle au sein de laquelle il est possible de rêver d’alliances formelles, d’osmose entre réel et idéel. Par conséquent purement poétique.

Michel Voiturier

Au Musée de la Photographie, 11 avenue Paul Pastur à Mont-sur-Marchienne jusqu’au 15 mai 2022. Infos :+32(0)71 43 58 10 ou www.museephoto 

Catalogue : Xavier Canonne, Michel Poivert, Mary van Eupen, « Vanden Eeckhoudt », Charleroi, Le Bec en l’Air/Musée de la Photographie, 2022,340 p. (55€)

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