
En artisanat et en art, la transmission des pratiques et des savoirs est indispensable. Des praticiens enseignants jouent ce rôle qui permet à la fois de disposer de connaissances et de les utiliser pour les concrétiser en œuvres. C’est constater combien la pédagogie est un outil précieux. Des individus ou des institutions incarnées par des personnes ont porté cette diffusion en partageant avec d’autres, en nourrissant leurs savoir-faire et en stimulant leur créativité.
Trois expositions, très différentes, en font la démonstration. Les deux premières, en matière d’image imprimée, mettent en exergue la transmission effectuée par Gustave Marchoul (1924-2015) et Alain Regnier (1964), tous deux accueillis au Centre de la Gravure de La Louvière. La troisième a investi le TAMAT de Tournai avec ‘PERPETUO’, une expo consacrée en parallèle des fragments d’œuvres textiles du passé et des créations récentes avec des matériaux recyclés.
L’univers des estampes du maître
L’estampe, au milieu du XXe siècle, semblait ne plus trop avoir la cote en dépit de quelques éditeurs d’œuvres d’artistes comme Matisse. Sans doute à cause de la photographie et de l’offset. Chez nous, Marchouls’est mis à explorer avec une curiosité frénétique toutes les techniques, de la lithographie à la manière noire en passant par l’aquatinte ou la sérigraphie…
Cette quête a été transmise à un nombre considérable d’élèves lorsqu’il devient enseignant. Son œuvre est mathématiquement gigantesque et ne se cantonne pas aux mêmes thématiques ni à des partis pris esthétiques uniques car il demeura explorateur entraînant à sa suite famille et élèves, un artiste à la recherche de nouvelles démarches plastiques.
Dans le catalogue édité à l’occasion de cet hommage, l’écrivain Pierre-Jean Foulon retrace brièvement quelques rencontres intimes avec cet homme qui défendait l’art contemporain « à travers un discours sans cesse engagé et tranché ». Il le reconnaît comme un artiste « des chimies inventives et des gestes techniques infaillibles ».
Les ‘Paysages’ du Marchoul des années 80 sont sans doute hérités de l’impressionnisme. Mais leur vitalité tient surtout de la texture du papier, de la technique utilisée qui permet à la fois toutes les finesses et les imprégnations formelles. Ces paysages sont ceux de charbon des terrils autant que de sable ou de verdure dans la nature, autant que d’aube, de saison ou de brume et de giboulée. Ils sont souvent agencés en espaces verticaux superposés. Si la litho couleur sied à la végétation, pointe sèche, burin, roulette conviennent bien avec le noir et blanc aux endroits montagneux.
Certains lieux remettent en mémoire que ce graveur eut une période purement abstraite géométrique, telle cette « Plage noctuelle ». Et puisqu’il détestait l’anecdotique, même des compositions aux allures de narration échappent à la banalité d’un récit réaliste en s’évadant dans l’imaginaire. En résumé : unité dans la diversité, réalisme dans l’onirique, figuration dans le géométrique, quotidien dans le symbolique.
L’appropriation des techniques par les disciples
Dresser un inventaire, même incomplet de celles et ceux qui ont été embarqués par le timonier des innombrables possibilités techniques de l’estampe, c’est tracer la géographie des praticiens de la communauté francophone de Belgique au sein de la production mondiale de l’image imprimée artistique. D’autant que l’a.d.n. transmis par le géniteur originel a essaimé un peu partout dans la mesure où la majorité des disciples ont à leur tour embrassé des carrières de professeurs aux quatre coins de nos écoles d’art.
L’osmose aura été d’abord familiale chez les Marchoul. Blanche Gillot (1924-1995), son épouse, fait montre d’une simplicité quasi naïve dans ses xylo et linogravures. Claire Marchoul (1953), la fille, s’est tournée vers la tapisserie et s’inspire, notamment, de paysages verticaux de son père tandis que Damien, typographe participe à l’édition de livres.
La cohorte des élèves ne cessera de croître au fil des établissements où le maître enseigna et des endroits où il anima des ateliers. Alain Winance (1946) s’est énormément intéressé au quotidien, celui de son atelier et d’objets familiers proches ou abandonnés sur une plage. Il parvient à les insérer dans des ambiances qui rendent leur présence sensible. Sa pratique s’est diversifiée entre lithographie, eau forte ou burin et manière noire. La forme ne se contente pas que d’une patiente minutie mais s’aventure parfois vers un réalisme allusif, comme ces raisins en grappe, condensés dans leur apparence. De Michel Mineur (1948), on retiendra un « Nagasaki », confrontation entre une famille victime et la vaisselle d’un jour ordinaire. De Jean Coulon (1947-2020), cette pièce de séjour aux lignes plutôt géométriques, habitée par des luminosités différentes. Les portraits de Paul Dumont (1955) filtrent les visages dans les lignes du bois de ses xylogravures. Emir Dragulj (1939-2002) et Maurice Pasternak (1946) sont des virtuoses du clair-obscur parfois jusqu’à l’orée du fantastique.
Anne Dykmans (1952) campe des paysages où l’humain se laisse imaginer via des objets qu’il a laissés, tandis qu’Anne-Marie Wittek (1962) donne des couleurs à des motifs architecturaux géométriques. Sa consœur Anne Wolfers (1949) laisse percevoir quelque félin derrière une verticalement impressionnante « Sinistre forêt de bouleaux » ou une tendresse amusée envers de petits personnages titrés avec un humour décalé que résument ironiquement ses différentes « Balayeuse de bouledogues français ». D’Anne Valkenborgh (1963), on est frappé par le sens de la ligne qui l’habite. Ses compositions s’avèrent paysages d’inventivité poétique et de plastique rigoureuse visualisée de manière non réaliste. Sa rigueur n’empêche jamais l’impalpable et l’indicible de copiner. Que ce soit dans la série « Voie obscure » ou dans cette « Route de la soie » où un espace monochrome couve une présence simultanément végétale et mécanique.
Connu pour sa peinture et ses éditions d’art ‘Tandem’, Gabriel Belgeonne (1935) imprime des formes abstraites ou organiques au sein d’espaces vides. Dominique Rappez (1956), qui est passé lui aussi de la gravure à la peinture, présente des objets d’autant plus indéfinissables qu’ils sont sans titre. Lea Van Heck (1946) amène à surgir des formes linéaires dépouillées s’intégrant dans l’écriture d’un auteur, dessins en échos de mots.
Hommage ensuite à un autre passeur, discret mais efficace : la découverte du travail souterrain et persévérant d’Alain Regnier (1964) qui, avec des élèves de l’athénée de La Louvière, poursuit depuis une trentaine d’années l’aventure de MOTAMO. Il s’agit de produire des livres pour enfants en gérant toutes les étapes, de la conception à la diffusion, y compris illustration, typographie, écriture… Un bouquin dédié au fantastique, titré par le néologisme « Fabulanimo », est présenté ainsi que des dessins préparatoires. La transmission est ici globale, porteuse de multiples compétences puisqu’elle réunit l’action physique, l’imaginaire, les langages écrits et visuels, et, d’une certaine façon, l’universel car y ont participé des élèves de France, de Suisse, d’Australie, de Pologne et de Belgique.
Partir du passé pour conquérir l’avenir
Le design textile est en réflexion face aux enjeux qui concernent les pollutions par surconsommation, gaspillage, délaissement de produits naturels au profit de fabrications non biodégradables, industrialisation de produits à obsolescence programmée… Il s’agit donc de se pencher sur des solutions intelligentes, innovantes, inoffensives.
Première constatation, un savoir-faire ancien est régulièrement sollicité pour la restauration d’objets muséaux du patrimoine. Ces pratiques sont en général aux antipodes des usages polluants. Il y a donc là un modèle à suivre dans la mesure du possible. Afin de disposer d’un élément comparatif, une part de cette exposition est constituée par des broderies coptes sur tissus datés entre les 3e et 8e siècles dont les motifs sont diversifiés. Un filet de tête en laine et lin, catalogué, issu entre le 5e et le 6e siècle, suggère à sa façon à quel point certains ustensiles antiques ne déparent en rien notre contemporain. La plupart des pièces données à voir sont de petites réalisations agrémentées de motifs et souvent ajoutées sur le tissu ordinaire d’un vêtement. Elles conservent un pouvoir iconique intact.
Des artistes actuels commencent à envisager pour créer d’autres matériaux que ceux liés à la chimie, d’autres techniques que la production en chaîne pour les réaliser. Ceux qui sont réunis ici offrent quelques exemples probants. « Les commerces » de Delphine Dénéréaz est réalisée selon une pratique ancestrale qui recycle de vieux vêtements en tapis ou couvertures. Elle aligne ces éléments en trois façades : une maison, une église, une tour de rempart. Coloris vifs et broderie d’éléments symboliques laissent percer l’ironie du titre. Cet état d’esprit frondeur et presque sarcastique se retrouve dans une « Cadillac » étalée façon couvre-lit sur une structure imitant l’aspect d’une voiture. La couleur rose de ses tissus récupérés ridiculise le luxe paradeur du véhicule métamorphosé en dérisoire carpette. Extirpant un pan urbain d’un quartier quelconque, Christine Wilmes déploie l’empreinte en caoutchouc naturel d’un mur de façade avec porte et fenêtre. Sorte de mise en abyme d’un extérieur dans un intérieur, de la fiction d’une masure devenue lépreuse devant une réalité de paroi muséale.
Alexandre Marinus s’est intéressé à fibre de jute brute associée à des laines belges. Son ‘Daedalos à Ganshoren » se présente à la façon d’une fresque taguée sur une paroi murale. Des éléments champêtres s’acoquinent à des inscriptions brodées qui seraient aussi bien des tags polychromes que des enseignes commerciales au néon. L’allusion mythologique au créateur du labyrinthe relève sans doute d’une ironie similaire à celle de sa consœur. Par ailleurs, il lui suffitde disposer de feutre et de sac de café pour composer le composite « M&Tsur fique », patchwork tacheté que, malgré les interdits affichés, on éprouve la tentation de toucher.
Robin Philippe et Léo Seignez, élèves de l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, ne manquent pas non plus d’ironie en assemblant des cônes textiles destinés au rebut selon une apparence de fibres tissées l’une comme une sorte de tapisserie contemporaine décorative, l’autre, un pastiche de robe haute couture étalée sur le sol. Des vêtements irréparables sont broyés par Clarisse Merlet. Compressés ensuite avec une colle écologique, ils reforment un mobilier particulièrement design : chaises, desserte, cloison…
L’Atelier baptisé « La Gadoue » d’Héloïse Maës et Audrey Werthel s’est spécialisé dans la réutilisation de matières souples en œuvres artistiques. « Après la tempête » sont des panneaux d’assemblages de pans tissés qui se présentent comme des tableaux abstraits non géométriques, puzzles fantaisistes. À son tour, Emma Cogné, en assemblant des perles, construit des « Pièges à soleil », sortes de paravents. Elle se hasarde dans l’architecture avec un autre traquenard pour rayons conçu cette fois avec le métal – cadre et ressorts – d’un trampoline usagé désormais doté du statut de sculpture.
Ce sont des éléments végétaux (paille de seigle ou de lin ; blé à barbe blonde ou noire), qui servent à Emma Bruschi pour créer des mini-sculptures décoratives baptisées « Bouquets de moisson ». Au moyen d’une même paille de seigle, elle propose un habilement rustique composé d’un débardeur, d’un pantalon et d’espadrilles, sensibilité écolo garantie. Ce que l’on considère habituellement comme déchet pourrait être perçus autrement. Spécialité de Loumi Le Floch, les épluchures d’aubergines. Elle les traite, les assemble en un innovant tissu végétal dont l’opacité plus ou moins forte de la texture constitue une matière étonnante aux coloris subtils. Sa consistance permet aussi de l’habiliter comme cuir. Violaine Buet l’accompagne avec un poncho et divers tissages réalisés grâce à des algues laminaires bretonnes.

Dans une lignée similaire, le studio d’innovations Mâche & Maché invente des papiers alimentaires à partir de légumes et de fruits destinés à l’industrie agro-alimentaire. Sur certain d’entre eux, au moyen d’une encre comestible, Noa Rémond a apposé des dessins inspirés par ceux des tissus coptes exposés alentour. Ici, les arts plastiques font désormais bon ménage avec l’art gastronomique des restaurateurs étoilés. Benjamin Malatrait, Gauthier Lefébure et Emmanuel Fourault (groupe Ictyos)en collaboration avec la filière française, organisent la métamorphose de peaux de poissons en véritable cuir exotique. De son côté, Gilles Bolland, spécialisé en maroquinerie et bijouterie, se sert de ce genre de matériaux pour habiller certains objets comme une caméra.
Pari tenu, PERPETUO nous a menés de l’héritage à l’innovation via résurgence et métamorphose. Un itinéraire qui indique que l’avenir n’est pas inéluctablement voué à la catastrophe à condition de ne pas craindre de changer nos automatismes de comportement dans la consommation, les addictions à la compétition dans la production.
Michel Voiturier
« Celles & Ceux de Marchoul » + « Motamo » au Centre de la Gravure et de l’image imprimée, rue des Amours à La Louvière jusqu’au 18 mai 2025. Infos : +32 (0) 64 27 87 27 ou www.centredelagravure.be
« Perpetuo » au TAMAT, place Reine Astrid à Tournai jusqu ‘au 14 septembre 2025. Infos : +32(0)69 234 285 ou www.tamat.beelles
Catalogue : Christophe Veys, Pierre-Jean Foulon, « Celles & Ceux de Marchoul », La Louvière, Centre de la Gravure, 2025, 79 p.
« Fabulanimo », La Louvière, Motamo, 2025,76p.
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