«Matières à penser» Cléo Totti aux Brasseurs

Jusqu’au 26 octobre, « Phantoms and emotional ornaments » peuplent l’espace  des Brasseurs à Liège. Derrière ce titre énigmatique, un échantillon de l’univers de Cléo Totti, artiste multi-potentielle et passionnée.

À peine entré, le visiteur est cueilli par une ambiance des plus étranges. Visuelle, sonore et tactile. Des ballots de rembourrage, « à cheval entre la soft-sculpture et le post-ready-made », servent de sièges à l’état brut et une vidéo tourne en boucle. C’est « Le Sort jeté par la Terre », que Cléo nous raconte avec ses images, sa musique, ses textes, sa voix. Fascinée par la nature, elle y a promené sa caméra avec la collaboration d’un danseur vêtu de blanc.

« Ce n’est pas pour évoquer un fantôme », précise-t-elle, même si elle se refuse à diriger ou limiter les interprétations qui peuvent être faites de son travail. « J’ai choisi le terme « phantoms » car il englobe toutes sortes de concepts, que ce soit dans la musique, la technologie ou l’aéronautique! Pour moi, c’est surtout tout ce qu’on ne voit pas, l’invisible. »

« Ornaments » évoque par contre la fonction décorative de l’œuvre d’art, que Cléo n’hésite pas à mettre en parallèle avec la femme ou « la belle plante », ce qu’on pose dans un coin pour être regardé. L’air de rien, elle ajoute : « Mais bon, il faut penser à l’arroser, sinon ça n’ira pas… ».

Partout dans le discours de l’artiste, cette presque obsession pour les similitudes entre la nature et l’humain.

« J’ai travaillé dans les biotechnologies, dans la recherche, j’ai vu notre corps de l’intérieur et pour moi, il y a un lien entre la végétation et l’Homme. On est organiques, éphémères et euh… on va tous mourir, en fait ! » (rires)

Quelques minutes de silence pour écouter religieusement les textes de la vidéo. Scandés comme une litanie entêtante, ils se diffusent dans tout l’espace de la pièce sombre jusqu’au sentiment de malaise. Est-ce Mère Nature qui parle ? Elle s’adresse à chacun, depuis les entrailles de la terre jusqu’aux nôtres, par le biais d’une technologie hautement maîtrisée par l’artiste ; « C’est de la fiction, d’accord, mais peut-être que la nouvelle déesse-mère, c’est la carte-mère. C’est marrant qu’on appelle ça comme ça, non… ? »

Des cartes-mères qui sont d’ailleurs exposées à l’étage, comme s’il s’agissait de vestiges archéologiques déterrés dans quelques siècles. En face, un bas-relief en polyuréthane interroge et nargue, depuis son promontoire, toute l’installation. C’est la matière noble de l’avenir, explique Cléo Totti, ce qui restera de notre époque.

Il y a, dans sa démarche, une pointe d’ironie, comme dans la pensée de Timothy Morton, qu’elle cite plusieurs fois. Une conscience écologique aiguë, un questionnement continu.

« Attention, je ne suis pas en train de dire : « Hé, faut arrêter de polluer ! » mais juste rappeler que ça existe, tout ça, que toutes les matières dont nous tirons profit viennent de la Terre. Et qu’est-ce qu’on en fait ? Comment ? Il faudrait un peu de reconnaissance, lui dire merci, à cette Terre. »

Au rez-de-chaussée, on navigue entre ce que Cléo appelle des « paysages fragmentés ». Il y a une notion de territoires, de racines, et la musique se veut omniprésente, presque oppressante, quand les basses prennent le dessus au point de vibrer dans nos corps. « Le son, c’est le mycélium de mon exposition. Il aide à comprendre que nous sommes reliés à tout autour de nous. »

En parlant de mycélium, impossible de ne pas être intrigué par le champignon géant imprimé sur un tissu soyeux, qui contraste avec l’aspect repoussant de ce qu’elle qualifie de « sculpture vivante ». Ce champignon, elle l’a acheté sur Internet et observé grandir. Puis trouvé beau.

Tout ici oscille entre perceptions paradoxales. La pourriture, ce qui est rampant, ce qui pend, le décharné, mort ou vif, on ne sait trop, l’inerte impossible et le mouvement permanent, la technologie moderne et l’intemporel, à l’origine de tout, du futur aussi. Le déchet transformé en ornement.

A titre d’exemple, Cléo désigne nonchalamment « L’Arbre des Humains » ; pelure momifiée, élément végétal en décomposition, en écho à la déshumanisation du monde, dont l’artiste perçoit les signes, dans nos façons d’user de la technologie, qui nous copie mais nous dépossède de nos essences singulières.

Au sol, ça et là dans les tas de gravier, des choses blanches en argile sont figées dans leur progression ; « Ce sont des limaces, ou peut-être des nerfs. Ce sont des paysages qui semblent stériles mais ne le sont pas ».

L’artiste se défend de l’intention d’une réponse quelconque aux questions qu’elle pose à nos sens et via tous les médias qu’elle maîtrise. À chaque interrogation, c’est une autre balle qu’elle nous renvoie.

« Est-ce que quelque chose pousse encore ? Est-ce que notre monde va devenir digital et infertile ? Je ne sais pas et je n’ai pas envie que ce soit une affaire résolue, ça travaille en permanence. »

Partout dans le décor, ces longues tiges de cuivre, que Cléo appelle affectueusement ses « Danseuses ». Cuivre, conducteur d’énergie, la nôtre et celle qui traverse le monde pour alimenter nos mégas processeurs informatiques. Cuivre des stérilets que les femmes imposent à leurs corps pour stopper la procréation. Formes distordues, graciles mais solides, arbres nus, peut-être morts, que la Terre-mère porte en son sein.

« Tout ce que je crée a un lien avec la nature. Et avec la technologie. Dans mon ancien job, je devais rester assise huit heures d’affilée devant un ordinateur. Certains jours, c’était une torture et la seule chose qui me permettait de tenir, c’était de regarder les arbres par la fenêtre. »

Alors, pour clôturer le parcours, même si Cléo ne nous a pas torturés, elle a prévu une « Relax Room » à l’étage. Refuge discret, derrière un rideau noir, où l’on est invité à s’étendre, comme au beau milieu d’une clairière, pour contempler le plafond, sur lequel se balancent lentement de grands feuillus. Cléo sourit de l’absurdité : « J’aime les arbres et c’est cet amour que je veux partager. Mais pour qu’on soit en train de les regarder ici, ces arbres ont dû passer par mon regard et trois appareils différents… ».

C’est avec les émotions de travers et la tête bourdonnante qu’on quitte l’univers de Cléo Totti. Une fiction contemporaine dont elle est la déesse-mère et à laquelle il est impossible de rester indifférent, quoi qu’il en soit.

Evelyne Hanse

« Phantoms & Emotional Ornaments », exposition de Cléo Totti

> 26 octobre, du mercredi au samedi de 15h à 18h

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