Après avoir exploré à travers deux expos l’abstraction belge des Trente Glorieuses, la Patinoire nous invite à (re)découvrir ceux qui ont pratiqué une abstraction différente de celle des bouillonnements de toutes les avant-gardes qui l’ont précédée.
Quand est venu le temps de la maturation des effervescences nées des contestations successives de l’art qui ont nourri les trois premiers quarts du XXe siècle, le monde avait changé. Comme le soulignent Valérie Bach et Constantin Chariot, il a modifié son fonctionnement global par « la financiarisation de l’art, le néo-libéralisme outrancier, la privatisation à tout va et, last but not least, la mondialisation ». Comme le diagnostique Claude Lorent, commissaire de cette expo, désormais, « il ne s’agit donc plus de mettre le réel à distance, de «dé-figurer» la représentation, dans une posture volontairement antagoniste, congédiant la figuration dans une réelle perspective de rupture, mais au contraire de faire de l’abstraction une part même de ce réel ».
La sélection qu’il a réalisée, avec l’aide d’Els Wuyts pour la partie néerlandophone de notre pays, démontre une variété surprenante de démarches, de méthodes de travail, de supports, de techniques… loin d’une uniformité fastidieuse et rébarbative. Elle aboutit à cette constatation que cette forme de travail artistique ne peut se percevoir, comme c’est le cas pour une œuvre dite figurative, par analogie globale immédiate avec ce qui est connu, donc reconnu et identifié comme tel dès l’abord. Au contraire, dans cette démarche artistique-ci, le regardeur doit y apporter une approche essentiellement sensorielle. Celle qui est sensible à la texture, aux couleurs, à la matière, aux effets de la lumière ambiante, à la structure formelle.
Peinture
Isle d’Hollander (1968-1997) est de celles pour qui, ainsi que le souligne Lorent, « les relations sensorielles avec le monde sont porteuses de sens ». Ses traces de peinture composent ce que les couleurs seraient si elles étaient paysages. Elles en sont en quelque sorte l’essence sans pour autant être concrétisées par l’existence. Ou bien, elles sont la définition sans en être l’image.
Marc Angeli (1954) appréhende le monde à la fois grâce au matériau choisi en tant que support et grâce à la matière picturale qu’il prépare au moyen de mélanges de sorcier ou d’alchimiste. Ralph Cleeremans (1933) est un chercheur de matière. Il a notamment utilisé aluminium et plexiglas. Sa prédilection va aux assemblages. Il possède l’esprit d’un faiseur de rébus et ses compositions ont tout pour prendre une apparence ésotérique, d’autant qu’elles affichent parfois des parcelles d’écriture. Cette alliance de formes, d’ingrédients divers dote chaque œuvre d’un pouvoir particulier de séduction, de spéculation intellectuelle afin d’aboutir, au-delà des apparences, à une pensée à la découverte d’un monde.
Patricia Dopchie (1960) est une lyrique de la couleur et de sa matérialité. C’est cela, y compris le geste pictural apposé sur la toile, qui amène celle-ci à contenir un univers intérieur qu’il convient de pénétrer par la méditation. Se laisser imprégner est essentiel car ici rien n’est donné, tout est à conquérir, à commencer par l’intensité qui couve sous l’épaisseur de la peinture où une faille, de temps à autre, laisse présager une possibilité d’entrer jusqu’à ressentir l’énergie qui frémit sous la surface.
C’est en brouilleur de pistes qu’apparait Eric Fourez (1946). Il présente sur un fond monochrome blanc des « Traces » qu’il est loisible à chacun de reconnaître si l’envie lui en prend. Mais le peintre s’échine à les inciter à la disparition car il s’efforce de les effacer en permettant à la blancheur dominante de tenter de les recouvrir. C’est une rivalité entre le visible et l’invisible, la mémoire et l’oubli, l’infime et l’infini. C’est la confrontation entre figuration et abstraction, réalité et utopie, à la condition de prendre la durée nécessaire à pénétrer dans les toiles.
Géométrie
Guy Baekelmans (1940) a opté pour la géométrie. Ce qu’il agence, ce sont des formes qu’il associe comme un compositeur le pratique avec des notes de musique. C’est une rigueur sans austérité car la fantaisie se marie avec le méthodique. Elle se rapproche, quelquefois, du trompe l’œil en devenant suggestion d’une troisième dimension ouverte sur un espace inconnu, perceptible bien qu’indécelable.
Francis Dusépulchre (1934-2013) subvertit la peinture en lui donnant statut de sculpture. Il piège le monochrome en le contraignant à accepter l’ombre d’un relief ou d’une faille sur le lisse parfait d’une couche colorée au moyen d’une laque pour carrosserie. Du coup, ce plasticien enjoint une géométrie élémentaire composée de lignes droites ou courbes de sortir du cadre en rectangle ou en carré en biaisant la banalité de ces formes. Sa rigueur mathématique en devient fantaisie poétique. La perfection apparente s’enrichit de devenir faussement bancale.
Jean-Pierre Maury (1948) est l’homme des croisements. C’est son credo visuel : faire se rencontrer des lignes perpendiculaires, faire se multiplier les ‘plus’, les additionner et cautionner leur croissance. Mais il ne se contente pas de la prolifération, phénomène majeur de l’humanité depuis déjà quelques siècles en êtres comme en production. Il est aussi le peintre qui provoque la rencontre des voies de circulation : routes de couleur qui cheminent les unes sur les autres, se rencontrent, se confondent un bref moment et repartent ailleurs, au-delà de la frontière de l’œuvre, vers quelque part.
Francine Holley (1929-2020) a combiné des formes géométriques en les utilisant en tant qu’éléments architecturaux. On y verra des motifs décoratifs, des assemblages façon tangram. On constatera que tantôt cela prend des allures de totem, voire de vitrail aux parties assemblées par de larges traits. La composition en est maîtrisée. Tantôt l’ensemble a des allures davantage ludiques. L’excentricité y atteste une liberté plus fougueuse.
Constructiviste, Pal Horváth (1936) est amoureux de la couleur. Ses tableaux-sculptures en témoignent. Rigueur et luminosité sont deux caractéristiques de son univers qui apportent à l’environnement dans lequel on les installe une présence salutaire qui incite autant à la méditation qu’à la simple joie de la contemplation.
Mutations
Colette Duck (1949) laisse percevoir un mouvement, une transformation, une instabilité qui présument que rien n’est immuable. Que, même dans l’apparence, des indices permettent de supposer que le figé est susceptible de mutation ou d’évolution. Il lui arrive d’user d’éléments scripturaux évocateurs. Ses photos, notamment de montagnes se prêtent bien à la perception évolutive. Et les utiliser en séries (comme les phrases sonores des musiciens répétitifs étasuniens) s’accorde à montrer les différences selon la météo, le moment du jour ou de la saison, l’angle de vue…
Philippe Decelle (1948) se sert de traits ou de formes fondamentaux pour constituer une architecture abstraite dont l’organisation finit par suggérer une idée de panorama, comme une musique répétitive finit par évoquer des atmosphères. Rien de vériste cependant. Seulement des indices suggestifs qui ramènent le regard vers la mémoire enfouie d’une nature ayant échappé à l’envahissement technologique. Sa sculpture sous-titrée « La Chute d’un ange » semble correspondre à une représentation immédiate du réel alors que son titre premier « Pourquoi moi Seigneur ? » ouvre à l’imagination un champ de possibles très ouvert. A sa manière, elle nous dit de dépasser l’impression initiale.
Filip Francis (1944) expérimente les façons diverses de manier un pinceau, y compris les plus farfelues tel que le mettre en bouche ou le dédoubler en peignant à deux mains. Ce qui lui permet de pratiquer une gestuelle picturale intuitive. Il en résulte des traces venues se déposer sur la toile en motifs plus ou moins réitérés, signifiants purement visuels liés à des rythmes. Cette sensibilité de la vue est sollicitée dans les compositions sonores d’un Terry Riley ou d’un Phil Glass. On rapprochera sa production de celle de Guy Mees (1935-2003) qui appose des signes graphiques rudimentaires sur papier, y abandonnant une trace, le résultat d’un acte manuel simple.
Très médiatisée de son vivant, Marthe Wéry (1930-2005) affectionnait le rouge pour ses œuvres monochromes. Mais ce sont des encres répétitives qui, ici, sont exposées. Des lignes verticales strient le papier support. Elles constituent une trame sans chaîne. Simple motif reproduit à l’envi, systématiquement, découpant l’espace verticalement. Ou visualisant le temps passant dont on ne sait ni sa fin ni son commencement. Scansion silencieuse noir sur blanc. Méditation par excellence.
C’est dans l’écriture de l’illisible que se situe André Lambotte (1943). Il trace des lignes de traits, avec patience. Avec obstination. Bâtonnets dressés d’écoliers en apprentissage de l’écrit. Traits courbés d’un gazon gribouillis. Partitions d’un passionné de jazz. Mise en regard de ce qui nous habite, nous contraint, nous mène vers l’inéluctable : le temps.
Werner Cuvelier (1939) semble procéder à partir de données statistiques, de diagrammes, d’accumulations qui tiennent des mathématiques et de l’arithmétique. Ce qui le mène vers des réalisations proches du conceptuel. Il arrive à Thomas Van Gindertael (1942) de dessiner certains éléments en apparence réalistes. C’est pour mieux leur enlever le statut trop simpliste de l’anecdotique. Car finalement tout cela se retrouve brassé dans un ensemble où palpitent les mouvements. Rien n’est figé. Le vivant est perceptible. Il nous saute aux yeux.
Il y a quelque chose de similaire chez Gisèle Van Lange (1929). Elle se réfère parfois à des sujets figuratifs. C’est sans y attarder. Elle préfère les intégrer dans un ensemble animé comme un tourbillon. Il y a là des remous de dessin animé burlesque, des emportements de chorégraphie déjantée, des palpitations primitives. De l’énergie.
Jacqueline Meesmaeker (1929) appartient à cette catégorie de créateurs qui nous encouragent à chercher l’insolite sous le quotidien. Elle prend donc malice à nous emmener là où nous ne l’attendons pas. C’est le cas avec ce ruban rose d’une installation qui souligne, entre autre, des anfractuosités du béton et lui accorde ironiquement le statut de cadeau à recevoir.
Matière
Si la base de l’inspiration d’Antonia Lambelé (1943) est une géométrie dépouillée, son travail appartient avant tout à la matière. De quoi signer une alliance entre le pictural et le sculptural. Peu de couleur, pas mal de reliefs. Elle utilise le métal, le plexi. Les adapte à sa rigueur avant de les confronter à la lumière.
La simplicité est pour Bernd Lohaus (1940-2010) essentielle dans la gestation d’une œuvre. Il suffit de se rappeler la sculpture qui se trouve sur le site du MAC’s au Grand Hornu ou celles qui appartiennent à la collection Pinault pour se rendre compte à quel point il attache de l’importance au dépouillement. Les éléments en bois qui les composent conservent un côté brut et leur matière est utilisée afin de parler d’elle-même. En l’occurrence, les œuvres aux cimaises se présentent nues : des fragments de ruban adhésif et des traits au crayon sur papier. Ils indiquent des espaces pourvus de frontières qui délimitent totalement ou partiellement un espace. Les unes sont massives et se chevauchent ; les autres forment de manière ténue une parcelle rectangulaire ou une barrière partielle. Ce sont nos limites faciles ou non à traverser, à accepter ou refuser.
Simplicité apparente aussi en ce qui concerne les installations de Lili Dujourie (1941). Des plaques métalliques sont apposées contre un mur laissant voir entre elle un pan de mur coloré. Ce sont présences allégoriques sans image. Ce qui laisse ouverte toute Hypothèse.
Verre et plexiglas appartiennent à l’univers d’AnnVeronica Janssens (1956). Elle élabore des pièces destinées à influencer la perception de l’espace au sein duquel on se trouve. Il s’agit de laisser interagir l’œuvre avec le lieu, de solliciter l’engagement de la personne afin que sensoriellement elle le ressente de manière inédite. Le choix du matériau est ici capital puisque ce sera la luminosité même de l’endroit qui s’en trouve magnifiée.
Le travail textile monumental de Marie-Jo Lafontaine (1950) impressionne. Mêlant corde et soie, les rouleaux qu’elle juxtapose sollicitent en simultané l’envie de toucher, celle de regarder. Elle se remet sans cesse en cause à travers ce que Véronique Bergen a appelé « l’hybridité des pratiques ». Michel Mouffe (1957) fait de ses toiles des objets expérimentaux qui amènent sa démarche du côté de la sculpture mais comme si c’était naturel. C’est qu’il adjoint à ses toiles des dispositifs susceptibles de contraindre la matière à subir des tensions propres à bouleverser sa planéité ordinaire.
Bart Vandevijvere (1961) possède la patience de celui qui étale couche après couche ce qui surgit de son pinceau. Cette matière première lui permet de travailler dans le paradoxe de celui qui bâtit et de celui qui démolit. Ce qui s’édifie est perceptible ; ce qui se disloque est résultante. Quant à Bernard Villers (1939) ses aplats colorés parviennent à rendre lumineux n’importe quel support. Si, à l’origine, ils sont monochromes, ils explorent des nuances jusqu’à s’en aller vers l’empirique. Preuve en est cette déclinaison de noirs, précisément titrée : « Série noire ».
Michel Voiturier
« A Taste of Abstraction. Peinture abstraite postmoderne » à la Patinoire Royale, rue Veydt 15 à 1060 Bruxelles, jusqu’au 30 juillet 2022. Infos : +32 (0)2 533 03 90 ou https://www.prvbgallery.com/contact_fr
Catalogue : Claude Lorent, Els Wuyts, Valérie Bach, Constantin Chariot, « A Taste of Abstraction. Peinture abstraite postmoderne en Belgique 1975-2000 », Bruxelles, La Patinoire Royale, 2022, 210 p.
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