Le MUDAM au carrefour des arts et des sciences

Série I Chronoradiogramme Sans titre, Akaugi, 2012 © Hélène Lucien / Marc Pallain

Un quatuor d’expos met en liaison combien la création artistique est proche de la recherche scientifique, qu’il est possible et même salutaire de voyager de l’une à l’autre, de découvrir l’une par l’autre.

Quatre démarches joignent des communications esthétiques à des concepts logiques, unissent des évolutions formelles remises en cause à des fonctionnements régis par des lois quantifiables, relient des expressions destinées aux sens à des raisonnements engendreurs de changements. Art et science sont voués à s’émerveiller de l’univers, à modifier les mentalités, à améliorer les comportements.

De l’air

Dans la lignée de l’art cinétique (mobiles d’Alexandre Calder, sculptures animées de Pol Bury, structures de George Rickey), les travaux de Susumu Shingu prennent la géométrie pour base. Ils sont essentiellement conçus pour être orchestrés par le vent. Ils sont d’une rigueur qui confine la beauté absolue comme elle se trouve parfois dans une équation. Rien qui les rattache à des objets naturels. Ils sont le pur produit de calculs.

Là réside leur paradoxe. Car le rigorisme mathématique une fois traduit en éléments de sculptures ne prend réellement sens que soumis aux caprices météorologiques du vent. Leur équilibre et leur harmonie sont sans cesse dérangés à travers les mouvements effectués. Les voici à la merci aléatoire des souffles d’air.

Du coup, ce que l’on baptiserait volontiers ailes, voiles, cerfs-volants, pétales colorés ou immaculés en mouvement quasi perpétuel ne cessent de prendre vie. Mais aussi de se mettre en corrélation avec tout ce que le vent porte culturellement avec lui de légendes, de contes, de récits mythologiques, de symbolismes divers.

Quelques sculptures sont des fontaines. C’est alors l’eau qui les anime en une chorégraphie plus spectaculaire puisque ce qui en constitue le moteur est visible, contrairement aux souffles de l’atmosphère. Les jets et les gouttes prolongent les formes des tuyaux métalliques en leur adjoignant des volumes mobiles que les lois de la pesanteur modèlent en courbes particulières.

Shingu, citoyen engagé, poursuit au Japon des réalisations d’un village écologique, notamment en collaboration avec l’architecte Renzo Piano. Il ne se contente en effet pas du seul créneau artistique pour tenter de mettre en pratique des trouvailles qui s’avèrent utiles au respect de la nature dans notre planète malmenée.

De la terre

Ce sont des créateurs également engagés dans la protection de l’environnement qui exposent dans la section intitulée Non man’s land. Espaces naturels, terrains d’expérimentation. Il est passionnant et parfois surprenant de constater à quel point des projets écologistes rationnels et fonctionnels sont susceptibles de prendre les formes d’œuvres spécifiquement artistiques. Preuve supplémentaire qu’il n’y a ni antagonisme, ni incompatibilité entre science et art. Aujourd’hui plus que jamais, seule une frontière fluctuante et improbable semble les séparer.

Il arrive bien entendu que l’expression plastique soit dominante. Les dessins élégants et précis de Cornelia Hesse-Honnegger montrent avec une précision hyperréaliste des mutations apparues sur des insectes à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. La maquette présentée par Mel Chin prend ici valeur de sculpture. Sa réalisation sur terrain s’apparente au land art. La plantation dans le Minnesota de végétaux dont la propriété est de décontaminer des sols pollués par des métaux lourds a été élaborée selon le plan rigoureux d’un jardin monastique médiéval.

La simple observation scientifique est potentiellement similaire à certaines pratiques de plasticiens. Les relevés de la contamination radioactive de Fukushima effectués par Hélène Lucien et Marc Pallain, sous leur aspect « chronoradiogrammes », s’assimilent à des tableaux abstraits, d’autant plus inquiétants lorsqu’on connaît leur origine.

Conserver des spécimens de flore ou de faune dans des bocaux pleins de formol est un procédé de musée d’histoire naturelle. Brandon Ballenger a réuni 115 spécimens d’espèces menacées prélevés dans les écosystèmes marins de l’Atlantique nord, qu’il a rangées en pyramide. Certains récipients ayant contenu une espèce disparue sont vides. L’ensemble est harmonieux et polychrome et, de ce fait, accroit les interrogations posées par ces menaces d’extinctions.

L’Herbe noire d’Art Orienté Objet (Marion Lavel-Jeantet – Benoît Mangin) est une installation de végétaux sculptés avec du verre d’uranium qui possède une phosphorescence intrinsèque. D’où une luminosité étrange et vénéneuse. Les Tapis Nature de Piero Gilardi sont des leurres. Ils ont l’aspect d’éléments naturels qui, en réalité, sont des imitations en matières industrielles du genre polyuréthane dont l’illusion parfaite ne cesse que si on les touche.

Mark Dion s’est servi d’un chariot de marchand ambulant, style vendeur de crèmes glacées, pour installer une mini serre de plantes tropicales. Comme s’il s’agissait – de plage en plage, de terrasse en terrasse – de proposer l’écologie aux vacanciers, plaisanciers et autres touristes qui, en général, profitent de la saison estivale pour aller polluer ailleurs que chez eux.

De la matière

Katinka Bock est sans doute l’artiste qui associe le plus intimement pratique artistique et données scientifiques, notamment dans le domaine de la physique. Une partie de ce qu’elle présente est conçue en fonction du lieu de l’expo. L’espace est primordial pour l’élaboration et la disposition de ses sculptures, ce qui, par conséquent, comme pour les récentes installations de Claude Levêque à Marseille, permet d’appréhender l’endroit d’une manière inhabituelle. C’est au point que, au Mudam, elle a rendu opérationnelle une ouverture habituellement condamnée dans un des murs extérieurs.

Les matériaux qui composent les œuvres de Boch sont de préférence assez ordinaires : argile, pierre, bois, cuivre, bronze… Au départ, rien de rare, de précieux, de recherché. Elle y associe parfois des éléments tels que réchaud, radiateur, balance, corde, eau, fruits… mis en interaction avec des céramiques, des tuyaux. Car la notion de temps vient s’insérer dans sa démarche spatiale, son choix matiériste.

Les œuvres seront, selon leur fonction, non pas utilitaire mais mentale, soumises à la corrosion, aux déformations, au déséquilibre, à la chute car elles ont possibilité d’évoluer, de se transformer selon le temps qu’il fait et surtout le temps qui passe. Elles ont valeur de réflexion sur les métamorphoses de la durée car elles n’ont pas été créées pour demeurer immuablement, telles qu’on croyait être les ‘chefs d’œuvres immortels’ de jadis et pour cela dignes d’entrer dans les collections de très officiels musées. De même, il arrive qu’elles affichent les traces des processus de leur confection, ou qu’elles dissimulent, pour quelques-unes d’entre elles, des objets inclus avant cuisson et dont la présence est seulement discernable grâce au titre donné inscrit sur le cartel qui les identifie :Radio ou Sonar.

Notre relation avec le travail de Bock, malgré le concret de ce qui est proposé, est donc essentiellement conceptuelle. Les notions de beauté ou de laideur n’y ont pas place. Pas davantage que fonctionnalité et inutilité, engagement ou neutralité. Il n’y ni représentation ni symbolisation du réel. Il y a des œuvres à observer pour leur présence.

De l’imaginaire

João Penalva est un embrayeur, un déclencheur, un inséminateur. Ce qu’il donne à percevoir (peintures, photos, textes, objets, sons) est présupposé avoir le pouvoir d’engendrer une réaction narrative à partir de ce qu’il représente. Une invitation à mettre les images, les installations, les mots en liaison pour que naisse un récit, une histoire, un prolongement à la vision, à l’audition, à la déambulation.

Le plasticien, ex-danseur, invite chaque visiteur à enrichir l’exposition de ce qui naît dans sa propre imagination. L’ensemble Pavlina and Dr. Erlenmeyer semble la synthèse de cette attitude artistique. On y voit des documents authentiques, car ce chimiste a réellement inventé la naphtaline, tandis que s’intercalent des pistes totalement fictionnelles dont une part explicite de fantasme.

Le mécanisme des associations d’idées à partir d’indices sensoriels est un vecteur d’écriture courant dans les ateliers créatifs littéraires. Il est sollicité par Penalva de manière permanente. Son exposition débouche sur le ludique. Elle se prolonge à foison pour tous ceux qui, une fois sortis, se sentent pris par l’envie de sortir un stylo et du papier avant de se mettre à rédiger.

Michel Voiturier

Expositions visibles au Mudam, 3 Park Dräi Eechelen à Luxembourg : « Spaceship » de Susumu Shingu jusqu’au 6 janvier 2019 ; « No Man’s Land » jusqu’au 9 septembre 2018 ; João Penalva jusqu’au 16 septembre 2018. Infos : +352 45 37 851 ou www.mudam.lu
« Smog/Tomorrow’s Sculpture » de Katinka Boch au Mudam jusqu’au 2 septembre 2018 et ensuite « Radio» à l’Institut d’Art contemporain, 11 rue Docteur Dolard à Villeurbanne du 20 octobre jusqu’au 20 janvier 2019. Infos : +33 (0)4 78 03 47 00 ou http://i-ac.eu/fr/

Catalogue : Marie-Noëlle Farcy, Clément Mininghetti, Doris von Draten, « Spaceship – Susumu Shingu », Luxembourg/Paris, Mudam/Galerie Jeanne Bucher Jaeger, s.p., [2018] (20€).

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