Le commerce normal à la galerie de Micheline Szwajcer à Bruxelles

installation Lucie Mc Kenzie

Imaginons la fantaisie suivante: l’artiste écossaise Lucy McKenzie est une joueuse de cartes.

 

La question de savoir à quel jeu elle joue n’est pas la première qui se pose. En vérité, elle joue à toutes sortes de jeu. Quand on aime jouer, on est joueur (ici joueuse). Non, la première curiosité que nous nourrissons à son égard concerne les cartes qu’elle a en mains.

 

Connaissez-vous Lucy McKenzie ? Peut-être n’avez-vous pas cette chance. Lucy McKenzie, née en 1977 et originaire de Glasgow, est une artiste très connue dans le monde de l’art international. Elle est l’une des artistes les plus jeunes à avoir été intégrée dans la galerie de Daniel Buchholz à Cologne. Elle fut également très tôt une des figures de proue de la galerie Cabinet à Londres. Inutile de vous dire que ce sont là des enseignes très prestigieuses.

 

Non contente d’être ou d’avoir été exposée partout dans le monde et de posséder de toute évidence un grand talent, Lucy McKenzie a le bon goût d’avoir une passion pour la Belgique et pour Bruxelles en particulier. Vous pensez bien que nous bombons aussitôt le torse. Elle séjourne dans notre pays depuis plusieurs années. Elle est arrivée juste avant que l’aura médiatique n’enlumine Bruxelles, cette nouvelle Berlin. Elle est venue en éclaireuse en somme –ce qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille.

Son intérêt pour Bruxelles n’est cependant pas opportuniste. Il trouve plutôt sa source dans la passion qu’elle nourrit pour l’art nouveau et l’art déco : des esthétiques qui ont fait florès chez nous et qu’elle a entrepris de se réapproprier d’une façon très habile. Elle a par exemple une admiration sans bornes pour Henry Van de Velde, ce génie (et on la comprend).

 

A présent que vous en savez un peu plus sur Lucy McKenzie, vous voici de retour au cœur de notre fantaisie. Vous fermez alors les yeux et vous la voyez assise à une table, élégamment vêtue. Les mains relevées à hauteur du visage, elle tient une petite dizaine de cartes à jouer en mains, dont le dos est artistement ouvragé.

 

Comme vous avez ce don spirite de voler à travers les pièces, de contourner les obstacles, de voir sans être vu, vous vous glissez par-dessus son épaule et vous observez son jeu. Oh, on ne peut pas dire que vous trichez ! De toute façon, vous n’êtes pas un adversaire. Vous n’êtes pas engagé dans cette partie. Votre partie à vous consiste tout au plus à musarder, à dériver, à regarder des objets, et des pièces, et des visages et des silhouettes qui passent, et des actions que les gens mènent, du mardi au jeudi, puis du dimanche au mercredi, et ainsi de suite…

Puisque vous faites ça, vous regardez son jeu et que voyez-vous ?

 

Un trois de cœur : Lucy McKenzie expose en ce mois de juin 2015 à la galerie de Micheline Szwajcer à Bruxelles. Elle n’y expose pas en solo, ainsi qu’elle l’a fait dans le passé, mais bien avec son collectif artistique : l’Atelier E.B. Ce groupe est composé de McKenzie, de l’illustrateur Bernie Reid, et de la styliste Beca Lipscombe. Il existe depuis 2007 et a développé une activité à la croisée de la mode, de l’art et de l’architecture d’intérieur.

 

Un valet de trèfle : l’atelier EB s’offre comme quelque chose d’évident (après tout l’art, la mode et l’architecture ont toujours été intimement lié), mais à y regarder de plus prêt, il véhicule beaucoup d’ambiguïté. C’est l’ambiguïté du pop art, de l’appropriationnisme, et de la critique institutionnelle.

 

Un six de carreau : l’exposition bruxelloise consiste en une boutique de mode installée à l’intérieur de la galerie de Micheline Szwajcer. C’est une boutique dans une boutique, conforme en tous points aux usages: il y a une cabine d’essayage, un bureau, du papier d’emballage, des cintres sur des rails. Et bien sûr, nous voyons aussi des mannequins portant les vêtements proposés à la vente. Il s’agit de véritables pièces textile, portables, dont les logos originaux sont inspirés/dérivés de marques existantes dans le monde du « commerce normal ».

 

Un quatre de cœur : l’architecture même de la galerie où se déroule l’exposition participe de l’effet de trompe l’œil et de son raffinement. Les hauts plafonds moulurés, le plancher, les cheminées de pierre de la galerie de Szwajcer située rue de la régence : tout cela nous projette sans effort dans le passé. On est emmené dans ces lieux privés/publics des modistes, des premiers stylistes, de Coco Chanel.

Et puis, il y a des paravents peints à la main. Sont-ce des objets d’art ou des accessoires ? Des tableaux ou des décors qui seront jetés à la poubelle, une fois la saison achevée ? Qu’est ce qui doit être considéré comme l’avant-plan et l’arrière-plan ?

 

Un roi de pique : les vêtements et les chaussures exposées dans le magasin/galerie sont évidemment à vendre. Des étiquettes savamment dessinées annoncent la couleur. Mais selon quelle politique de prix ? Le prix que l’on donne à une œuvre d’art ou à un objet d’art ? Le prix que l’on paie pour un objet utile ou un objet inutile ? Et bien, votre mère dirait que ce n’est pas donné. Jusqu’à 427 Euros pour une pièce en cashmere. Selon qu’on pense acheter un vêtement ou une œuvre d’art, l’esprit cependant se positionne différemment.

 

Un neuf de pique. Qu’est ce qu’un vernissage ? Ce sont des gens qui déambulent dans une exposition pour voir et être vu. Il y a des tableaux au mur faits. Il y a des œuvres d’art qui supposent toujours toute une chaîne de production : celui qui extrait la matière première, qui la transforme en matériel ; celui qui crée une image au départ de ce matériel sur base du plan de l’artiste ; l’artiste lui-même qui offre le produit à la vente. La galerie, qui est le revendeur, et enfin les gens qui viennent voir, et éventuellement acheter. Et les gens sont bien habillés. Il y a une impulsion qui est donnée par l’œuvre d’art et qui va jusqu’au cœur des visiteurs, ces êtres sensibles, au-delà des apparats et apparences. Puisque après tout, nous sommes tous pareils.

 

Alors voilà, ce sont les cartes que vous voyez dans la main de Lucy McKenzie, en cet instant. Car bien sûr, elle doit encore en piocher d’autres dans un futur plus ou moins proche. Et elle en a eu d’autres que vous n’avez pas vues et dont elle s’est défaussée précédemment. Vous qui avez ce luxe de pouvoir émettre des hypothèses quant aux combinaisons possibles d’une telle main, que diriez-vous ?

 

Pensez-vous que McKenzie soit en train de préparer un coup consistant à singer l’art et son milieu dans son côté élitiste, inaccessible avec une main comme celle-là ? Ou pensez-vous au contraire que son entreprise consiste, autant que possible, à valoriser tous les acteurs du milieu, de la petite main jusqu’à la grande main, et d’ainsi resserrer les liens, au moins symboliquement (les écarts économiques demeurant ce qu’ils sont, à la différence souhaitée des écarts humains) ?

Nous allons voir comment le jeu va tourner. Il reste l’inconnue des cartes que les autres joueurs ont en mains.

 

Louis Annecourt

 

galerie Micheline Szwajcer Bruxelles

ATELIER E.B | The Inventors of Tradition II

June 12 – July 25

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.