En dehors d’une valeur esthétique qui rend artistique la photo, celle-ci joue le premier rôle lorsqu’il s’agit de témoigner d’un moment intime ou public, d’un documentaire ou d’un souvenir à conserver en mémoire. Il lui arrive au surplus d’être source d’information. Elle joue alors la fonction de porte parole d’une idéologie religieuse ou politique, d’incitateur de comportements économiques. Il n’y a en effet que peu de différence entre propagande et publicité. Le témoignage initial, même s’il reste brut, sans retouches ni trucages, se pare de la subjectivité du contexte dans lequel il est publié. Par exemple, la légende qui l’accompagne, autant que la prose qu’elle est censée illustrer.
La veine sociopolitique des années 30
La période entre les deux guerres mondiales est propice à un usage intensif de l’image, en particulier photographique parce son réalisme a tendance à suggérer qu’il s’agit de réalité. Les affrontements systématiques entre communisme et capitalisme ainsi qu’entre fascisme et démocratie, le fossé davantage creusé entre classes possédantes et prolétariat constituent des ferments pour susciter des institutions, des organisations désireuses de faire entendre leur voix, leur philosophie, leur message politico-social.
Des revues, des magazines paraissent alors à destination des partisans, des hésitants plus ou moins prêts à se rallier, des électeurs appelés à voter. Les publications prolifèrent et les redécouvrir aujourd’hui induit une analyse critique de cette période pas très lointaine de la nôtre. L’échantillonnage sélectionné par le musée Pompidou offre des fragments d’histoire qui, rassemblés, comparés, extraits de leur contexte éditorial, nous remémorent la cohabitation inéquitable de la richesse et de la pauvreté, les promesses mirobolantes d’un clan comme de son antagoniste.
Ce que le journaliste Henri Tracol a nommé « arme de classe » et ce que le poète René Crevel intitule « la photo qui accuse » va donc montrer des faits sociaux. En guise de prologue, quelques clichés concernant la Commune de 1870 et sa fin sanglante l’année suivante. On arrive au Front populaire et à ses à-côtés. Les autres thèmes seront, en vrac, la colonisation, la pauvreté, le militarisme, les grèves, le travail, les répressions… On perçoit rapidement comment se déroule le processus qui passe de l’image pittoresque au cliché éloquent. On s’aperçoit que des prises de vue anonymes sont susceptibles de se nourrir de sens autant que celles de Cartier-Bresson, Eli Lotard, Gisèle Freund, Willy Ronis, René Zuber… On redécouvre des photos-montages caustiques signés du grand spécialiste du genre à l’époque, John Heartfield, on repère ceux de Roger Parry.
Des documents divers dont certains tracts viennent corroborer l’impact des photos. C’est ainsi qu’on retrouve les signatures de bouillants surréalistes comme André Breton, Benjamin Péret, Paul Eluard, Yves Tanguy… sous un texte incitant le public à boycotter l’exposition coloniale de 1931.
Le reportage militant de Philippe Graton
C’est la contestation du projet d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, dans la région de Nantes, qui a inspiré Philippe Graton, fils du bédéiste Jean Graton. Entre 2014 et 19, il a vécu sur place l’occupation du terrain par des militants afin de filmer de l’intérieur leurs tentatives d’organiser un autre fonctionnement sociétal, de faire plier l’Etat affairiste par des convaincus d’écologie et d’équité sociale.
Il a montré le quotidien de ces résistants désireux d’installer une alternative à un projet essentiellement consumériste. Il a observé leur façon d’être, de travailler, de fêter, de se distraire ou s’instruire, de contrer la destruction d’une zone naturelle protégée. En noir et blanc, voici les actes posés pour survivre, se loger, se nourrir, réaménager le territoire pour le rendre habitable.
Les gestes sont saisis, parfois en gros plan, attestant des présences positives fraternelles comme la métonymie de ces trois jambes nu-pieds, alignées côte à côte, d’origines ethniques diverses. L’habitat se profile, de bric et de broc, hétéroclite, entre art brut et land art, extraordinairement créatif, témoignage de débrouillardise, de fanfaronnade fantaisiste face à la rigidité administrative.
Les portraits montrent des êtres existant dans l’utopie qu’ils incarnent. Ils ne sont ni vindicatifs, ni résignés. Ils combattent pacifiquement. Voici donc aussi ces affrontements où les forces de l’ordre obéissent mécaniquement à des instructions rigides. Avec d’étonnants contrastes : deux mains crispées sur des pavés à lancer, un violon qui continue à jouer devant des incendies.
C’est davantage qu’un témoignage journalistique. Cela devient la chronique d’un épisode sociopolitique qui a débouché sur la victoire provisoire des insurgés. Une quarantaine d’entre eux ont effet signé des baux de fermage pour neuf ans auprès du Conseil général.
À la recherche des origines et des métamorphoses
La couleur sied aux images de Sandrine Lopez. Mais ce n’est pas une couleur éclatante. C’est une couleur filtrée par l’atmosphère, l’ambiance nocturne. Elle est feutrée comme déplacée dans un espace onirique, celle d’un récit fantastique dans lequel débarquent des personnages chimériques.
Ils ont des accointances narratives avec des récits mythologiques originels. On les imagine, avec leur physique différent, récupérés par les divinités, soumis à des métamorphoses, dotés de pouvoirs inhabituels. Espacés, confrontés en diptyques, ils défilent sous nos pas dans la salle d’exposition. Ils jalonnent un parcours fictionnel de cabinet de curiosités. Ils surgissent ou se drapent dans l’ambiance mouvante en un ralenti de rêve semi-éveillé. De là, sans doute prennent-ils eux-mêmes la distance que nous mettons habituellement entre nous et les êtres qui, parce que différents, sont relégués à la marge.
Il est possible de les baptiser. D’imaginer le fil de leurs existences précaires. De les doter d’avatars insoupçonnés même si l’objectif les a saisis au creux d’un ordinaire bien réel. Ils possèdent la beauté perceptible d’une certaine vénérable vieille peinte jadis par Quentin Metsys.
Les transmutations d’Henri Doyen sont d’un autre ordre. Il s’agit cette fois d’objets abandonnés dans des lieux divers, des chantiers. Il les surprend tels que laissés dans un certain état. Il les envisage sculptures contemporaines. Ils ont les coloris contrastés de la réalité. Ils sont de lointaines mutations de la fontaine urinoir de Marcel Duchamp.
Dans la nudité de leurs formes et de leur spatialisation, ils apparaissent soudain parés d’un statut esthétique que seul leur a donné le hasard. Blocs de pierre ou de béton, planche support de lampe, filet de protection, plaque métallique posée contre une paroi, tuyau souple reliant deux parts de bâtiment, quignon de bois suspendu à un fil…, tous se rappellent à des souvenirs de musées : mobiles de Calder, pièces conceptuelles de Carl André, blocs déposés de Richard Serra, assemblages de bois de Guiseppe Penone et, du coup, les photos de Doyen prennent un petit air guilleret de pastiche ou de parodie.
Michel Voiturier
« La photo parle de classe », « Arkhé de Sandrine Lopez », « ZAD de Philippe Graton », « Galerie du Soir : Henri Doyen » au Musée de la Photographie à Mont-sur-Marchienne (Charleroi) jusqu’au 19 janvier 2020. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ou http://www.museephoto.be/
« La photo arme sociale » au Centre de la photographie à Genève du 12 février au 11 mars 2020. Infos : : + 41 22 329 28 35 ou https://www.centrephotogeneve.ch/expo/photographie-arme-de-classe/
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