Rétrospective magistrale au Mudam ! L’artiste d’origine libanaise Etel Adnan
explore le paysage, l’abstraction, la couleur, le monde en guerre et la mémoire. Des
années 60 à aujourd’hui, ses peintures, tapisseries, oeuvres sur papier et
photographies vibrent en dialogue avec des artistes modernes et contemporains.
Mesuré, le geste dépose au couteau des strates de mémoire en de multiples couches
colorées. A l’instar d’une peinture puissante tout à la joie des couleurs et des formes, la
poétesse, écrivain, philosophe et artiste americano-libanaise Etel Adnan laisse s’écouler
avec précision le sablier du temps : « La vie est un tissage », aime-t-elle dire, elle est née en
1925 dans l’univers cosmopolite de Beyrouth d’une mère grecque orthodoxe de Smyrne et
d’un père turco-syrien musulman.
Dans un Liban encore administré par les Français, « il n’y avait pas de livres à la maison ;
sur la cheminée, le Coran et la Bible étaient placés de part et d’autre d’une icône et d’un
dictionnaire turc-allemand… » Ainsi a-t-elle grandi entre les cultures et les langues, entre
Orient et Occident, et Paris qu’elle rejoint en 1949, en pleine guerre israelo-arabe, pour
étudier l’esthétique et la philosophie à la Sorbonne. Puis, ce sera la Californie, l’université
de Berkeley, la Beat Generation, l’abstraction américaine, Harvard, -une tout autre planète
après la découverte de la Dame à la Licorne, des Nymphéas, Picasso et Miro…
Amoureuse de Paul Klee
Et Paul Klee. C’est en 1964 que l’artiste découvre l’oeuvre de Paul Klee grâce à la
traduction anglaise de son carnet de notes. « Ce fut un coup de foudre. Je recherchais sa
peinture, surtout dans des livres, et dans des musées quand c’était possible », explique-telle.
Dans une admiration obsessionnelle, « extatique », on l’imagine suivre chaque ligne
des yeux, découvrir qu’il encadrait en quelque sorte ses tableaux dans l’intérieur de la toile
pour les agrandir mieux. De cette fascination addictive, naissent de petits formats
empreints d’un parti pris décoratif et lyrique.
C’est ce dialogue fécond que la première partie de l’exposition Etel Adnan et les
modernes met en exergue au Mudam dans une rétrospective qui occupe tout un étage du
site muséal conçu par l’architecte Ieoh Ming Pei. Un ensemble de pièces majeures de
Paul Klee lui-même violoniste mais encore Kandinsky, Nicolas de Staël, Georges Mathieu
s’y répondent dans une musicalité graphique absolue.
Le but de l’exposition réalisée en partenariat avec le Zentrum Paul Klee (Berne) est
justement que l’on se pose la question des affinités. Et le pari est remporté haut la main :
la scénographie épurée mise en place par le commissaire Sébastien Delot y joue un grand
rôle, telle une épure en parfait accord avec l’empreinte architecturale très prégnante. En
contrepoint, le très beau film Ismyrne (2016), du duo libanais Joana Hadjithomas (1969,
Beyrouth) & Khalil Joreige (1969, Beyrouth), offre un portrait intime de l’artiste jouant sur
les gestes et la couleur, la mémoire et la philosophie d’une vie.
La première galerie comporte une « cabane » qui nous introduit dans l’intimité de la
peinture d’Etel Adnan. On retrouve ce fameux carré rouge (référence au « carré
magique » de Paul Klee), la joie des formes, le cercle repoussé à l’extérieur, soit un art
abstrait tissé d’influences, particulièrement celle du Bauhaus qui décloisonne les arts, les
affinités électives entre musique et peinture.
Des espaces sont réservés à la poésie et à la calligraphie, ce rapport constant à l’écrit
traduit dans des leporellos qui peuvent faire jusqu’à 4 mètres quand ils sont ouverts
(cahiers japonais en papier de riz pliés en accordéon). Adnan y écrit des poèmes, sème
des constellations de signes sur des pages enluminées. L’exploration graphique confirme
« un sentiment de voyage, de sortie du cadre que seule la musique peut donner dans son
intemporalité ».
Découpages spatio-temporels
Une seconde galerie, plus lumineuse, met en avant des oeuvres récentes qui flirtent avec
l’abstraction.Toujours, les couleurs vibrantes des tableautins et les tapisseries grand
format exaltent un art qui exprime beaucoup plus que ce l’on voit, une part de mystère
décrite par l’artiste comme un paysage intérieur.
Eminente source d’inspiration, le mont Tamalpais (Californie) vibrionne en de multiples
facettes, à la manière de Cézanne face à la Sainte-Victoire ou Hokusai transmutant la mer
étale en vague dynamique. Cette nature minérale, ronde et aussi douce qu’un sein, Etel
Adnan la décante à l’instar de la métaphore d’un être humain qui mue et se transforme.
Les vues de New York que rassemblent son film Motion (2012) surgissent aussi au gré de
permutations colorées proches de la partition musicale. Cette palpitation d’impressions ne
traduit jamais un lieu géographique précis mais un conglomérat d’expériences diverses,
réalité d’une mémoire sensorielle sans cesse nourrie par son environnement.
Un réel stratifié rejaillit inlassablement dans les couleurs découpées, procédé ambigu qui
rappelle la taille du sculpteur, la mise en place des formes dans lesquelles le spectateur va
se promener comme il scrute les sculptures marquées par la guerre, la poésie et la
mythologie de l’artiste libanaise Simone Fattal (Damas, 1942) ou encore la rythmique, les
accords, désaccords et rencontres en pigments purs et huile des bandes verticales
d’Eugénie Paultre (Paris, 1979), peintre, poète avec laquelle Etel Adnan collabore
souvent.
Travail de basse lice, picturalité, graphisme, film, photographies exposées pour la
première fois, il y a la surface matérielle puis une matière visuelle déposée qui change le
support en image, la rejetant dans un même mouvement du regard en dehors des normes
figuratives. Toute l’internationale de l’abstraction se fond dans le creuset d’Etel Adnan, en
croisements multiples toujours recommencés, gouaches découpées affranchies, rôle du
blanc et du carré, pouvoir expansif et décoratif de la couleur, rapport physique entre le
spectateur et l’oeuvre.
L’artiste libanaise, -figure du féminisme, de l’écologie et du mouvement pour la paix-, est
bien l’une des représentantes les plus importantes de la modernité arabe. Pourtant, -loi du
genre ?- il aura fallu attendre sa participation à la Documenta (13) en 2012 pour que lui
soit accordée une célébrité internationale en tant qu’artiste picturale exposée dans les plus
grands musées du monde.
Dominique Legrand
Etel Adnan et les modernes, Mudam Luxembourg, jusqu’au 8 septembre 2019. Catalogue
(en anglais), 118 p., 25 euros. www.mudam.com
A Bruxelles, l’exposition La banquise, la forêt et les étoiles présente une sélection
d’oeuvres d’Etel Adnan, jusqu’au 8 août. https://www.centrale.brussels/
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