Gouden vlies

Le centre d’art contemporain Wiels de Bruxelles présente depuis le mois de septembre 2018 et jusqu’au 6 janvier 2019, une monographie du peintre néerlandais René Daniëls. Fragments from an Unfinished Novel, déploie un ensemble de quinze salles d’exposition qui attestent de la cohérence d’une œuvre efficiente. Les quatre textes du catalogue éclairent diversement le corpus des peintures par une lecture qui se garde de tout argument spécieux.

Une conférence de Peter Sloterdijk fit scandale au mois de juillet 1999. J’en fais ici référence non pas pour raviver la polémique qui s’en suivi, mais pour son idée inaugurale qui lui fit dire combien et pourquoi les livres étaient les vecteurs d’une culture humaniste. Un livre équivaut à une lettre qu’un auteur envoie à un ami et cette chaîne séculaire et empathique de 2 500 ans, aurait fondé la nature et la fonction de l’Humanisme1. De source grecque, une dynamique sectaire et contagieuse aurait donné naissance à des sociétés littéraires, de communication productiviste et expansionniste. En disant cela, ne voit-on pas poindre le terrain propice à l’achoppement ?

Une définition autonome et moderne de la peinture bénéficierait d’une semblable disposition pour la filiation, sujette aux ancrages et aux relais, pour constituer une épistémè de l’art passé et contemporain. A la Renaissance, Léon Battista Alberti envisagera le tableau comme une fenêtre ouverte sur l’Histoire2. Une conceptualisation individuelle de la représentation quadrangulaire fédèrera les artistes en une communauté d’esprit, laquelle versera la licence esthétique dans les consciences. Au fil du temps, un mouvement dialectique travaillera les avant-gardes du XXe siècle en édifiant l’idée que le sujet de l’Art n’est autre que lui-même.

Une partie non négligeable de l’œuvre de René Daniëls nourrit cette conviction de poursuivre une évolution ascendante de l’Art. Cette question récurrente est visible dès la première salle où une toile de 1981 représente ses propres tableaux encadrés selon des modalités dix-neuviémistes. Au gré des cimaises, les peintures précisent une double intention : celle de l’inscription filiale et celle de la peinture pour elle-même, exprimée en termes d’avènement. C’est peut-être en cela que le peintre s’inscrit pleinement dans la temporalité post-moderne des années 80, quand avec force, le modèle du tableau initié par Alberti, questionne littéralement son efficience, dans le contexte d’une société libertaire et libérale, suspicieuse envers toute forme de stabilité institutionnelle.

La majeure partie des peintures couvre dix années d’une production intensive (1977-1987). Un accident vasculaire cérébral frappa l’artiste à la fin de l’année 1987 ; l’exposition entend signifier la reprise d’une activité picturale en montrant ses travaux récents (2006-2014).

La composition d’une petite encre sur papier, intitulée Gouden vlies (Toison d’or, 1987), part d’un centre, duquel plusieurs directions annotées mènent vers la mention du titre, ainsi répété. Cette vue synoptique ne délivre aucun message univoque, bien au contraire. Cet embranchement associerait de nouvelles possibilités à la complexité des idées et des actions guidant hypothétiquement le peintre à l’œuvre.

René Daniëls trace et peint également des arborescences pour y disposer des locutions qu’il adjoint aux titres de certaines peintures (Lentebloesem, Fleur de printemps ; Kades-Kaden, Embarcadères).

René Daniëls intitule certaines de ses œuvres et leur accorde également le plaisir du commentaire. Pour d’autres séries, c’est le contraire qui se produit. Elles rendent effective une littéralité, comme s’il lui importait de les présenter comme les abstractions de ses thématiques de prédilection. Ainsi, la dimension picturale côtoie, sans tiraillement apparent, une figuration que traverse le peintre locuteur.

Les arborescences peintes et écrites par l’artiste, incitent à la réflexion quant à ces titres et commentaires qui assurent ainsi la cohérence et l’évolution plastique de l’ensemble. René Daniëls représente tantôt des objets (livres, lettres, disques, skateboards et chapeaux) ; tantôt des références à l’architecture (façades, fenêtres, maisons, chambres doubles, les quais) ; tantôt des lieux (Piccadilly Circus) ; tantôt des locutions (La chambre noire, Souvenirs d’un oubli, La fête est un tournoi, Ce que la forme de sonnet est pour la poésie, Le complot des sens, Continuellement dehors, Peinture sur le drapeau).

Mais, c’est le contexte de l’art lui-même qui semble être « La Muse amusée » de l’auteur. Une indexation de quelques titres en dit long sur la lecture qu’il en donne : Rat sur un skateboard, La Critique, L’Institution des beaux-arts, Noix de coco, Les Harengs, La Corrida, La Force d’attraction des planètes, Zigzag, Le Retour de la performance, Peinture sur langues inconnues, Le Spectacle d’image le plus contemporain, Félicitations avec ta main laide, Conversation sur la peinture, Voici l’historien de l’art, Les Académies, La Muse amusée, Historia mysteria, Toison d’or, Le Zeitgeist de l’art occidental sur la Documenta 1982 et, Enfin seul.

Les œuvres sur papier se veulent plus vindicatives que les toiles ; ces dernières déplacent l’ordre des priorités envers une abstraction picturale inédite. Ces deux dimensions du travail cohabitent aisément, tant l’une semble être le ressort de l’autre.

La peinture de René Daniëls développerait une figuration double ; en déployant, soit une écriture expressionniste basée sur une simplification d’images, soit l’expérimentation d’un principe de réitération des formes qui permet l’obtention de figures et de motifs. Ainsi, se distinguerait une toile comme Eindelijk (Enfin seul, 1982), de cette autre peinture, Mystic transportation (Transport mystique, 1987), laquelle transfigure les signes iconiques (immeuble, chemins et cloisons articulées), en signes concepts, ouverts à une grammaire picturale affranchie de la contingence des significations.

En ce sens, le signe le plus récurrent sera celui que l’on nomme, tantôt, le triptyque, le nœud papillon, tantôt, les cimaises, en sachant désormais, que sa lecture ne relève plus du fait de savoir ce que ce signe représente, mais bien de suivre sa transfiguration, avec l’attention qui convient, pour découvrir sa relation à l’espace pictural et au sens qui lui est subséquent.

La présentation des tableaux dans l’espace muséal est d’une grande sobriété. Regarder les toiles accrochées aux murs de l’exposition fait puissamment écho au contenu d’un nombre important de peintures. La mise en abîme à l’œuvre concentre le regard qui se nourrit de figures mille fois inscrites dans l’espace de la peinture que l’auteur reconsidère pour chacun.

La disposition spatiale des formes et des figures étonne. A la fois flottantes et présentes, elles sont peintes avec vigueur et légèreté. La couleur nourrit également cette impression, intense par endroits, émoussée en d’autres.

C’est un fait paradoxal que le savoir-peindre de René Daniëls réifie l’environnement et l’imaginaire alternatifs des années 80. Il articule formes, figures et couleurs dans un espace chromatique qui absorbe tout, pour n’en laisser qu’une perception résiduelle et essentielle à la peinture.

Jeanpascal Février
19 novembre 2018

1. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain suivi de, La domestication de l’Etre,
Paris, Mille et une nuits, 2000.
2. Léon Battista Alberti, De Pictura (Traité de la peinture), 1435 /36, Paris, Editions Macula, 1999.
Ces ensembles prennent la forme de cartes mentales que l’on peut ou que l’on reliera volontiers aux plans articulés que l’artiste représente dans ses tableaux.

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