S’il a quelque peu flirté avec les surréalistes, René Daumal (1908-1944) est resté dans des groupes marginaux propices à des recherches extrêmes. Son roman inachevé « Le Mont Analogue » a influencé et inspiré un certain nombre d’artistes. De leur côté, les jeunes de l’ESAD prennent leur envol dans le lieu qu’ils se sont aménagés.
Ayant expérimenté adolescent des produits euphorisants, Daumal a poursuivi durant son existence plutôt brève le rêve d’une conquête spirituelle dont l’essentiel se trouve dans son roman inachevé « Le Mont Analogue » qui inspira entre autres la ‘beat generation’. L’exposition orchestrée par le FRAC de Reims atteste à foison qu’il a marqué plusieurs filiations. Ailleurs dans la même ville, de jeunes artistes se sont regroupés pour créer, discuter, exposer. Ils sont liés de près avec la rémoise École supérieure d’Art et de Design (ESAD).
Expédition vers la montagne d’utopie
Le FRAC propose un voyage, une sorte d’expédition censée mener à la découverte et à l’exploration du Mont Analogue. Une ascension vers un lieu magique, fantastique, imaginaire quoique ubiquitaire. Pièce maîtresse du rez-de-chaussée que les accumulations de Raymond Hains (1926-2005). Il a en effet rassemblé, non pas les affiches lacérées de ses débuts, mais quantité de documents liés à ses explorations de voyageur, tous entassés, rangés, classifiés dans des valises, des boîtes disposées sur des étagères et complétés par une projection de diapositives.
Cet ensemble visible et inaccessible cadre particulièrement avec l’idée de Daumal d’une montagne à la fois imaginaire et réelle qui existe lorsqu’on y croit. Cette installation à potentiel symbolique s’entoure d’œuvres allégoriquement référentielles à l’utopie de l’écrivain. À commencer par le bâton que Jimmie Durham (1940), descendant des Indiens Cherokee, a déposé afin qu’il indique, le temps d’une expo, le centre du monde.
La photo que signe Bibi Manavi (1991) est celle d’un paysage montagneux qui se reflète sur la surface d’un cours d’eau. Mais il n’est pas donné à l’œil comme un simple regard car une silhouette végétale se dresse entre lui et l’horizon, dévoilant en son tronc un autre paysage comme poussé à l’intérieur de ce que la nature même du lieu a permis de germer à partir d’elle. Une sorte d’engendrement irréel né de la nature réelle, fusion, confusion entre fictif et le réel. Nancy Graves (1939) élabore des interférences de signes joyeusement colorés qui s’offrent en une sorte de cartographie de paysages mentaux simultanément foisonnants et sereins.
La carte géographique que propose David Renaud (1965) est du même acabit puisqu’elle représente soit le bleu d’une étendue d’eau, purement monochrome, dépouillée de tout repère particulier, soit une surface glacière indiquée par sa dénomination. Manon Harrois (1988) dessine à l’encre bleue sur une carte véritable qui devient étalage minutieux d’éléments répétitifs contenant çà et là des attestations graphiques évocatrices d’un passage, d’une présence en codes ésotériques. Celles agencées par Guillaume Constantin (1974), en noir sur blanc ou en blanc sur noir, sont d’abord littéraires puisque s’inspirant de la célèbre « Carte du Tendre ».
David Posth-Kohler (1987) a façonné des sacs, de ceux qu’on emporte en escalade, que la céramique fige, tels des vestiges d’une expédition disparue, retrouvés après des années. Sauf que, en ce cas encore, la jonction réalité/fiction décale création imaginaire er réalité concrète puisque certains sont dotés de sangle véritable. Pas d’expédition sans vivres à emporter. Voilà pourquoi Gaëlle Choisne (1985) a inclus sur une sorte de couverture de survie un hétéroclite choix dérisoire de produits à déguster dans l’au-delà… Et comme il est nécessaire de se concentrer, de méditer, Laura Lamiel (1948) installe une chaise baptisée d’un terme hindouiste, enrobée dé-robée de bandelettes, propice sans doute au recueillement. À tout cela, Hélène Bellenger (1989) amène une touche parodique en pastichant de façon subtile une affiche d’office du tourisme (offerte à chaque visiteur).
Le Louviérois Eric Croes (1978), en guise de protection pour les explorateurs partis vers le Mont Analogue, dresse trois totems aux figures en céramique aussi tutélaires que fantaisistes, surmontées par des coordonnées géographiques transcrites par Charles Lopez (1979). Non sans ironie elles désignent, sans les exhiber, deux îles bien réelles baptisées « Inaccessible ». De même la copie d’une statue religieuse du XVIe par la Bruxelloise d’adoption Béatrice Balcou (1976) se présente sous l’unique aspect de sciure entubée dans un reliquaire cylindrique en verre tandis que Tom Ireland (1984) placarde un vrai faux certificat d’installation potentielle de météorite.
Afin de grimper vers les sommets, un escalier est agrémenté d’une ligne murale réalisée à l’aide d’un bouquet floral, concrétisation quasi immatérielle de la Rose-amère à qui Daumal accordait le pouvoir à qui en aurait mangé de sentir sa langue brulée dès qu’il énonçait un mensonge. Une fleur qu’évoquera Karine Rougier (1982) à l’étage au moyen d’une huile de facture plutôt classique.
Les photos pliages réalisées par Kapwani Kiwanga (1978) associent deux pierres originaires de contrées différentes, visualisation d’une distorsion éventuelle provoquée par les mouvements tectoniques de notre planète, procédé suggérant des chocs entre des cultures différentes. Les stries qui raient les terres cuites de Julien Tiberi (1979) sont aussi résultat de chocs antérieurs à leur passage en four, ceux, musicaux de baguettes de percussions.
Compagnon d’aventures spirituelles et esthétiques, Maurice Henry (1907-1984) se manifeste par des dessins surréalistes et des portraits de Gilbert-Lecomte, Minalova, Daumal… Mais ce sont des dessins de ce dernier qui servirent de déclic créateur pour Simon Demeuter, natif de Soignies (1991), concevoir en couleurs franches et formes simplifiées des personnages issus du roman. Par contre, ce sont les descriptions anticipées sous la plume de Daumal d’une faune imaginaire (bien avant celle que Robert Pinget imaginera dans « Graal Flibuste ») que suggère Trevor Yeung (1988) à travers ses lampes où prolifèrent de lumineux champignons. Grâce à une gravure, Anne Goujaud (1954) évoque les rencontres entre deux êtres, en l’occurrence des animaux, qui s’apprivoisent délicatement.
Les images de Simone Boisecq (1922-2012) au crayon, feutre, stylo bille, encre reprennent des motifs minéraux ou végétaux. Leur densité donne une présence forte à des œuvres qui oscillent entre abstraction et réalisme. Otobong Nkanga (1974) emmène le visiteur à marcher sur un tapis de cailloux blancs pour s’approcher des éléments de son installation. Elle se décline en six récits eux-mêmes déclinés en une triple complémentarité (texte, image lithographique, échantillon minéral). Ainsi s’étale une réflexion à propos d’une nature malmenée par les excès des hommes autant que par des phénomènes naturels.
Pour Stéphanie Solinas (1978) la fameuse montagne est un mystère perdu au sein des brumes et des nuages. Pour Julien Discrit (1978), elle se présente derrière l’évocation que suscitent des cailloux transmutés par la prise de vue qui en restitue une présence étrange. De son côté, sur toile, Charles Hascoët (1985) peint en mode traditionnel un personnage en quasi osmose avec le paysage et Joseph Sima (1981-1971) campe en une huile évanescente le poète avec qui il participa à l’aventure du ‘Grand Jeu’. Une vidéo filmée par Rosa Barba (1972) l’évoque en associant réalité et chimère au sujet d’une île en dérive. Enfin, parmi d’autres réalisations filmées, ‘Péradam’ de Soundwalk Collective avec Patti Smith (1946) fait glisser des paysages himalayens en un fluide défilé de contreforts et de sommets, inventaire mouvant de lieux à escalader pour y découvrir sa spiritualité.
Exploration d’un lieu magique et marginal
D’anciens étudiant(e)s, diplômés de l’ESAD, louent un lieu dans lequel ils ont créé un espace d’art contemporain nommé « The Left Place – The Right Space » soutenu par le Ministère de la Culture et la région Grand Est. Ils ont invité de jeunes diplômés pour accueillir l’expo des ‘master Art’ dans le cadre du prix du club d’entreprises mécénat « Prisme ». Le résultat de leurs travaux est un ensemble où, semble-t-il, l’idée, comme souvent en art contemporain, prime sur l’apparence des créations réalisées
Dès l’entrée, trace légère, matérialisation d’une démarche elle-même quasi immatérielle, une phrase dite à Cécile Renout (Lauréate du prix Prisme 2021) par une intelligence artificielle dialoguant avec elle et faisant écho inconscient avec les pensées de René Daumal : « S’il y a d’autres vies sensibles ailleurs dans l’univers, il y a aussi de la musique. » Une raison sans doute d’espérer que les algorithmes puissent servir à autre chose que pousser à la consommation. En l’occurrence, cette musique se retrouve emprisonnée dans un flacon aux formes larvaires.
Afin que nous nous interrogions à propos de la réalité et de la fiction, Eva Djen a filmé sept personnes qui, peut-être, sont des personnages narrant des histoires qui ont l’air vraies mais qui sont fausses ou vice-versa. Utile réflexion (et, qui sait ? un apprentissage) en cette époque de « fake news ». Victor Gorini a conçu un dispositif qui enregistre les vibrations provoquées par le passage d’un visiteur. Celles-ci viennent nourrir la mémoire d’une sculpture oiseau. La machine maraudera parmi ces sons pour accroître son langage qui deviendra de plus en plus complexe. Une façon technologique de rendre proche du vivant ce qui n’est que mécanique.
Victor Le Guennec disperse dans l’espace divers éléments (vidéo de transport manuel d’un rail de chemin de fer, botte en cire d’abeille, tréteaux…) laissant à chacun le soin créatif d’imaginer un récit qui les contiendra. De Marianne Veyron, on retiendra son attention à la fragilité, à la fugacité, à la précarité. Une feuille de papier laissée au sol recueille la trace des pas des visiteurs, en voici une autre métamorphosée paradoxalement en sculpture par adjonction de plâtre, un peu déchirée, plutôt ébréchée. Et pour qui conserve une oreille fine, un fort bref extrait du ‘Boléro’ de Ravel, ténu, rythme effilé, repris, reparti en boucle jamais bouclée.
S’emparant de documents de photojournalisme, Solène Untereiner les transpose en peinture à l’encaustique. Du réalisme brut des clichés, elle cherche à conserver seulement l’essentiel qui est à montrer. Elle se focalise sur le mouvement, l’action, en dehors de tout détail figuratif superflu. Les photos tirées par Tanguy Müller ont la particularité de présenter une texture rendue perceptible grâce au passage par un agrandisseur. L’expérimentation porte sur la perception qui en résulte et fait que la matière du sujet photographié importe davantage que ce qu’on croit voir. Il pousse la démarche à son paroxysme en enfermant dans une boite en carton fermée des images qu’il n’est pas loisible de regarder. Une façon de nous dire que tout visible recèle de l’invisible mais aussi qu’il possible de cacher le visible pour qu’il ne le soit plus.
Le ciel uniformément bleu saisi par Eva Bernard est troublé par cinq points noirs d’oiseaux impossibles à identifier. Possible que, l’œuvre étant présentée au sol, il s’agisse plutôt d’une eau limpide où surgissent un instant quelques poissons. Peu importe. Ils forment une sorte de constellation de hasard propice aux prédictions de devins antiques. Voilà pourquoi l’artiste sur la surface de l’œuvre a déposé cinq cartes du tarot créant ainsi un lien symbolique entre tous ces éléments. Vincent Guillain a pris des clichés de la canopée d’une forêt artificielle, y a adjoint des épines de pin galvanisés et un néon produisant une luminosité similaire à celle de la surface du soleil. Ce trio visuel nous incite à voir qu’ils sont en relation de représentation, combinaison associant ce qu’ils sont et ce qu’ils deviennent.
Michel Voiturier
«Monts Analogues »au FRAC Champagne-Ardenne, 1 place Museux à Reims [F] jusqu’au 28 décembre 2021. Infos : +33 (0)326 05 78 32 ou frac champagne-ardenne (frac-champagneardenne.org)
« Prix Prisme » 12 rue Libergier à Reims [F] jusqu’au 18 novembre 2021. Infos : +33 (0)326 89 42 70 ou www.esad-reims.fr
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