Art brut et sociologie d’une région : « Les solèls de Trovic » (Francine Auger-Rey)
Trovic (1948-2018) se prête bien à une vision cinématographique. Les tapisseries qu’il conçoit possèdent une latence narrative située dans le réalisme de son inspiration. Cela ne suffisait cependant pas à la réussite d’un documentaire qui lui serait consacré.
Francine Auger-Rey a préféré présenter des fragments qui, une fois rassemblés, constituent à la fois la biographie d’un homme, l’exploration de sa création du côté des techniques de tapisserie, l’association sociologique des œuvres à la vie ordinaire des gens d’un territoire, le témoignage de l’artiste lui-même mais aussi celui de personnes qui l’ont connu.
Le panorama est donc assez étendu. Et ce qu’il contient met en valeur des points de vue très différents. Comme les pièces d’un puzzle qui, une fois assemblées, font apparaitre une image globale dense en liaison avec l’histoire de l’art, avec les spécificités socio-économiques d’une région marquée par l’activité minière.
Le montage réussit le pari d’éviter d’une part l’ennui du trop spécialiste érudit et et d’autre part celui du déferlement foisonnant de qui se laisse entraîner par l’enthousiasme lié au sujet traité. Le film fait état d’une fluidité agréable. Son didactisme est parlant. Les alternances entre inventaire esthétique et proximité avec le réel des témoins porteurs de souvenirs sont quelquefois agrémentés par l’animation d’éléments plastiques extraits des créations de l’artiste, manière élégante et poétique de souligner la dynamique inscrite en filigrane de l’arrêt sur image que constitue chaque thème traité.
Jacques Trovic a puisé l’essentiel de son inspiration dans des événements liés à sa condition de personne porteuse de handicap et au statut précaire d’une famille très modeste. Son univers créatif se nourrit de commerces de proximité, des pratiques gourmandes, des artisans et de professions spécifiques comme vétérinaire, architecte, bijoutier, instituteur, rémouleur… Il est attiré par les rituels communautaires d’un terroir comme ceux du carnaval, de la kermesse, du champ de courses, d’une salle de bal… Il affectionne les personnages qui profusionnent dans un espace volontairement plat et auxquels il adjoint souvent des objets bien réels tels que tickets, bijoux, accessoires en plastique.
Après le générique final, le spectateur a le sentiment d’avoir assez intimement fréquenté Jacques Trovic au point de connaître les vicissitudes de son existence, de percevoir la mentalité et la réalité socio-économique des autochtones du Nord y compris dans le vernaculaire du ‘chti’ qu’annonçait le titre picard « Les solèls de Trovic », d’être sensibilisé à une créativité riche en détails significatifs. Démonstration faite que l’art est capable de parler de tout, que l’art est composé d’esthétiques hétéroclites dont aucune n’est ni meilleure ni pire que d’autres, qu’un créateur trouve dans sa création un équilibre vital lorsqu’elle n’est pas uniquement pratiquée en fonction du mercantilisme d’un marché.
Michel Voiturier
Francine Auger-Rey, « Les solèls de Trovic, une odyssée cousue main ». Durée : 1h20 ; production : Association Trans-Arts 2023 ; aide à la production : Pictanovo, Images en Hauts de France ; montage : Jean-Pierre Kocherhans ; musique : Julien Tortora ; voix off : Anne Cuvelier, Jean Marc Flahaut ; images : Emmanuel Dehaene ; son : Jean Marie Daleux ; mixage : Philippe Fabbri.
Prix 2024 du jury du MIFAC (Marché International du Film sur les Artistes Contemporains)
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