Dans les Hauts-de-France, LAAC & FRAC imposent leur présence en quarantaine

Suck the blue Vidéo HD, 4m59, 16/9, Stéréo. Performeurs: Léa Rousseau & Lucas Laredo 2021

Voici donc quatre décennies que les deux musées phares de Dunkerque militent en faveur du moderne et du contemporain. Chacun à sa manière fête l’âge de leur pleine maturité.

Au LAAC, c’est un dialogue entrepris par treize artistes actuels avec la collection du musée qui fait la part belle aux modernes et particulièrement au mouvement CoBrA. Au FRAC Grand large, ce sont des œuvres appartenant à des collections privées qui expriment des courants actuels et la passion de ceux qui accumulent leurs coups de cœur. La quantité d’œuvres présentées (autour d’une centaine pour chacun des deux musées) est impressionnante. Impossible de prendre vraiment le temps de s’imprégner de chacune. Heureusement, les catalogues permettent à chacun de s’attarder plus longuement sur les créations, d’en estimer l’impact, d’en savourer le propos.

Sous l’égide de Baudelaire

Un alexandrin extrait du poème « Correspondance » de Baudelaire donne son titre à cette expo tout en en définissant l’esprit : « Comme de longs échos qui de loin se confondent ». Il y a en effet dialogue entre les pièces de la collection permanente sélectionnées par treize plasticiens qui ont investi chacune des salles avec leur choix et leurs propres créations.

Le lieu premier, c’est le musée qui doit son architecture particulière à Jean Willerwal. Marianne Mispelaëre a travaillé sur la lumière, restitué sa perception de l’espace, notamment en vidéo et photo, en relation aussi avec la géométrie d’un Herbin, la construction picturale d’un Mairwöger ou d’un Estève, les volumes d’une Liberaki.

À l’étage, Charlotte Denamur recouvre le sol d’une bâche maculée comme dans son propre atelier, misant sur l’ambiguïté de cette installation à la fois transplantation du lieu de création de l’artiste et lieu muséal visitable. Elle se positionne face aux répétitions de Dolla qui cherche à abandonner la toile tendue sur châssis et dresse à la verticale des motifs répétitifs à l’encre sur tarlatane, obsession visuelle et fragilité. À ses côtés, Maxime Thieffinne propose des portraits dont les traits sont accentués pour en accroître la picturalité et répondre aux empâtements matiéristes d’Eugène Leroy ou contraster avec les motifs poétiques du méconnu Robert Malaval.

Dans l’espace suivant, Dominique De Beir souligne l’évidente correspondance de ses dessins avec l’aspect expérimental de ceux de Deknuydt ou la récurrence d’une des « La longue vague » d’Anna-Eva Bergman. Leur apparente simplicité épurée de tout détail superflu s’accommode de la fragilité du papier parfois volontairement perforé. Diogo Pimentão associe les géométries rigoureuses de Decock à ses colonnettes alignées, à son carré inachevé et aux empreintes de Pagès qui misent plutôt sur la prolifération.

La salle trois permet à la géométrie souple de Dewasne de se déployer en une sorte d’assemblage collage ponctué par les photos de la série « Parades » de Pierre-Yves Brest. Jakubiak a choisi des transferts de matières empruntées à des tags ou des graffitis. Ces transpositions sur papier engendrent des traces quasi organiques, ce qu’accentue encore une démarche annexe consistant à produire de la rouille à partir de feuilles insérées entre deux plaques de métal. Parfois, le transfert est confronté au cliché comparatif de sa présence murale initiale, mise en abyme révélatrice.

La quatrième étape associe Khelil avec Appel et ses textes poétiques, Marinot et ses études végétales et Cahn par l’intermédiaire de ses collages découpages qui remettent en cause un regard global pour privilégier une vision parcellaire de cartes postales éditées par le Laac. Linard a aimé Alechinski pour ses œuvres en collaboration qui rejoignent sa propre pratique.

L’avant-dernière salle met Granara en relation avec la production de Deknuydt et surtout avec les dessins de décomposition d’Atila. Lussol s’intéresse à des représentations du corps féminin en partenariat avec Katz. Dans le sixième espace, Hayuk rend hommage à Sonia Delaunay par ses couleurs sur une façade de la digue de la plage mais aussi ici à une de ses œuvres figuratives ; Natacha Mercier est partie d’une photographie de Nefzger. Reprenant « Pique-nique sur le bord du canal de la Haute-Colme », elle en donne une version nocturne qu’elle installe dans un dispositif de ‘chambre noire’, suggérant au visiteur de prendre le temps que ses yeux s’accoutument à l’obscurité pour, petit à petit, retrouver le panorama à travers les ténèbres.

Avant de quitter le musée, un dernier espace rassemble des œuvres puisées dans la collection permanente de 2.478 pièces. On a le choix entre Manessier, Singier, Atlan, Arp, Rouault, Erro, Poliakoff, Soulages, Vasarely, Hartung, Ubac, etc. Une promenade ensuite dans le jardin de sculptures, par le sentier Dotremont ou un autre, pour voir un Venet, un Arman, des Lalanne, un Appel, des Dodeigne…

Sous les bannières du présent

Les collectionneurs privés sont un ferment important pour la vie des artistes. Voici plus d’une centaine de créateurs réunis autour d’acquéreurs d’achats récents désireux de partager leurs découvertes avec le public. Cette 7e édition est une effervescence qui ne laisse pas le regard indifférent. On ressort de la visite encombré d’images. Il faudrait revenir ou se doter du catalogue et y retrouver ce qui a défilé d’une salle à l’autre.

Un des intérêts de ce rassemblement est qu’il nous mène à appréhender d’autres points de vue et pas uniquement ceux de notre culture européenne. S’il n’y a pas à proprement parler de thématiques dominantes, l’air du temps se laisse entrevoir. On y retrouve évidemment des représentants de bien des courants esthétiques. On y constate, avec Keren Detton, directrice actuelle du Frac, que « les formes plus narratives entrent en résonnance avec les tremblements du monde contemporain, ses crises sanitaire et climatique, ses outrages aux corps et aux démocraties. »

Le tout est chapeauté par un schéma proposé par Juliette Green qui donne une idée farfelue de ce que des personnes interrogées considèrent comme ‘publiques’ ou ‘privées’. Aperçu langagier baroque de ce qui définirait sous forme de sondage ce que pense vaguement un ensemble de citoyens chargés de préciser ce qui, selon eux, détermine l’institutionnel et l’individuel.

Paul Heintz combine des éléments du réel afin de constituer des perceptions globales qui ne sont pas des collages mais des associations. Ce qu’il donne à observer est un fragment de réalité mis en corrélation avec d’autres éléments copiant leur apparence connue. Le tout forme une œuvre, donc une présence fictive de ce qui est montré. De quoi interroger le regard à se demander ce qu’on voit puisqu’il s’agit de montrer à quel degré l’illusion, dans le monde d’aujourd’hui, finit par rendre crédible ce qui n’est finalement qu’un leurre. Jeu subtil essentiellement intellectuel mais, paradoxalement sensible. Shimaboku, lui,  disperse des objets, collection pour collectionneurs. Leur thématique suggère un monde maritime qu’il est loisible à chacun de concrétiser en s’inventant un récit ouvert mêlant la matérialité des choses aux évocations mythiques liées à la pieuvre.

Nicolas Dhervillers construit des images qui sont assemblage de deux sujets jouant avec la luminosité. L’un doté de clarté, l’autre de pénombre et de brume. Le résultat recherché est d’en arriver de manière statique à l’équivalent d’un fondu enchainé cinématographique passant d’une atmosphère à une autre. Julian Charrière nous invente une « Fête triste » sur fond écologique. Il rejoint Oda Jaune et ses corps nus d’individus dissimulés sous un masque en tissu boursouflé. L’autoportrait d’Emmanuelle Bousquet met les chairs en malaise flou. Une brève vidéo d’Esther Ferrer nous donne un autoportrait où les grimaces du visage expriment de façon burlesque des sentiments divers face ce qui reste invisible pour le public. Celle filmée par Chachkhiani nous darde des yeux hypnotiques d’un schizophrène. En cousinage avec l’art brut, Danielle Jacqui dessine des masques anthropomorphes, facétieusement multicolores.

Interpellant quant à notre fonctionnement sociétal, l’armoire à pharmacie de Damien Hirst met en exergue la croyance répandue que tout malaise existentiel se résout par médication. Jesse Darling aligne en photo une panoplie d’objets censés apaiser ou guérir ; talismans avoisinent médicaments et pansements pour humains en mal de sérénité physique ou psychique. Kader Attia regroupe des cornes de béliers liées à des cérémonies rituelles organisées en vue de soulager une schizophrénie. Au moyen de draps d’hôpitaux traités en patchwork, Benoît Piéron invente une peluche fétiche apaisante contrairement au lapin inquiétant de Françoise Pétrovitch ou au nu assis sur un plongeoir sur fond d’insondable obscurité, miniature signée Priou. Quant aux « Témoins » polychromes tissés par Ciavaldini, ils errent entre étrangeté et familiarité de gnomes goguenards.

L’installation de Penafiel Loaiza, « Figurants », rassemble dans des fioles les résidus des gommes ayant effacé des visages anonymes sur des photos parues dans des journaux, affichés comme décor puisque non identifiés par une légende. Impressionnante image chargée de significations. Est-ce une similaire solitude qui transparaît chez Reynaud-Dewar à travers l’hyperréalisme de sa sculpture en alu d’une gamine concentrée sur son smartphone ?

Quant à la feuille rongée de Weinberger, elle est parfaite métonymie de notre désastre écologique, évocation de la durée et de son action sur les choses. Une durée à laquelle Edith Dekyndt a soumis un tissu aux épreuves du temps, l’enterrant dans un sol imprégné de l’urine de chevaux. Décoloration, décomposition métamorphosent une matière rayée d’or et de bleu qui, lavée, prend des allures archéologiques de linceul, de vestige funéraire exhumé en témoignage de précarité autant de pérennité.

.On appréciera par ailleurs l’humour parodique de Chatonsky au sujet de la Joconde ainsi que celui, glacial, de Primard qui remise à sa place la bagnole. Madsaki s’étend sur treize mètres avec sa fresque de personnages de bd ou de dessins animés qui inventorie des héros imaginaires universels en tant que manifestants un peu grotesques mais fort drôles. Humour encore, grinçant, de Granet avec son panneau destiné à canaliser les velléités sexuelles mâles incontrôlées. Duncan Wylie, par contre, évoque la caresse avec une délicatesse picturale sensuelle tandis que Grayson Perry étale en céramique une sexualité plus crue mais non dépourvue de poésie, tandis que Cahn à coups vigoureux de pinceau nous mène en plein coït.

La vidéo conçue par Robin Plus, « Siuck the blue », visible sur You Tube, porte en elle, avec dérision, un long baiser entre deux métis. Ce ne sont pas les langues qui se caressent car elles sont remplacées par un véhicule de patrouille policier du genre de ceux qui ont participé à de meurtriers contrôles dans nombres de cités étasuniennes. Une sérigraphie de David Douard met le spectateur en complicité avec une confidence murmurée par une bouche près d’une oreille, mystère, étrangeté, malaise devant une intimité surprise et curiosité envers ce qui est dit. Piotrowska a photographié un enchevêtrement de portes suggérant une fuite vers une liberté qu’un labyrinthe rendrait impossible. Les fenêtres de Ludovic Sauvage laissent imaginer ce qui se trouve et se passe derrière le brouillard rouge qui contraint à deviner davantage qu’à voir. Zdey se réfère à l’op art. La représentation de nuages par Benoît Maire concrétise les impressions ressenties lorsque nous les regardons dans le ciel et les prenons comme des images mouvantes et précaires.

Le planisphère de Nolan Oswald Dennis brasse espace et temps pour suggérer une évolution suscitée par le passage de la colonisation à la décolonisation. La sculpture en terre cuite de Prune Nourry rassemble divers organes humains composant une emblématique femme aux bras plutôt masculins, sorte de synthèse anatomique de la femme actuelle. 

Michel Voiturier

À Dunkerque, au Laac jusqu’au 7 mai 2023 « Comme de longs échos qui de loin se confondent » https://www.musees-dunkerque.eu/laac/ ) et au FRAC Grand Large jusqu’au 23 avril « De leur temps 7 » ( Frac Grand Large — Hauts-de-France – lesfrac.com ).

Voir et lire : Alkema, Begrem-Nardella, Duponchel, Schotte, Vanoosten, Warlop, « Le Laac de A à Z », Maestro, 2022, 58 p.

                 Vergriete, Alkema, Roy, Schotte, Warlop, « Comme de longs échos qui de loin se répondent », Maestro, 2022, 56 p.

                Alkema, Senhadji, Warlop, « 40 ans 40 œuvres », Maestro, 2022, 110 p.                Tivolle, Bonnin, Detton, Poitevin, Bianca, « De leur temps (7) Un regard sur des collections privées », Sylvana/ADIAF/Frac, 2023, 160 p.

    

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