par Véronique Bergen.
« Ça pourrait s’appeler : un piano s’élance dans le ciel, une mère entre chez sa fille et, après bien des aventures, finit par en sortir. Cela pourrait s’appeler : une fille fume en attendant que l’inspiration érotique lui vienne », Chantal Akerman, Demain on déménage.
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Première grande exposition consacrée à la cinéaste, artiste et écrivaine, Chantal Akerman. Travelling nous immerge dans l’œuvre multiforme d’une pionnière qui a fait sauter les carcans du regard, de la narration et de la représentation. Magnifiquement vivante, cette exposition au Bozar, conçue en collaboration avec la Cinematek et la Fondation Chantal Akerman, livre comme un autoportrait de l’artiste au travers de films, d’installations, d’archives, de documents de travail inédits.
Le monde intime de Chantal Akerman (1950-2015) nous est dévoilé de façon chronologique, au fil de salles, d’espaces composés de scripts, d’archives sonores, écrites inédites, d’installations vidéo (D’Est, au bord de la Fiction, A Voice in the Desert, Maniac Summer, Now). Son œuvre se déploie dans une scénographie fidèle au questionnement akermanien de l’espace du cinéma, de l’espace de l’existence. Du premier court-métrage Saute ma ville (1968) qu’elle réalise de façon indépendante à l’âge de dix-huit ans à ses longs-métrages Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce. 1080 Bruxelles, Je tu il elle, des Rendez-vous d’Anna à Un divan à New York, de La Captive, de La Folie Almayer au documentaire sur sa mère No Home Movie (2015), cette artiste belge n’a cessé de s’affranchir des conventions cinématographiques, de brouiller les frontières entre documentaire et fiction, de subvertir par la marge le cinéma dit féministe. Radicale, libre, exploratrice des interstices, des fentes, des espaces mentaux qui, sous une apparence ordonnée, se désagrègent, nomade entre Bruxelles, New York et Paris, elle sera marquée à ses débuts, durant ses années new yorkaises, par le cinéma expérimental underground, Andy Warhol, Michaël Snow, Kenneth Anger, Jonas Mekas. Les expérimentations formelles bousculent le cadre narratif, révolutionnent l’écriture classique par une attention à la phénoménologie de la perception, aux champs des émotions et par la mise en œuvre de ce qu’elle appelait son « hyperréalisme ». Comme l’a écrit Jean-Michel Frodon, elle est à la fois l’« héritière de la mémoire des camps et de la lumière de la Nouvelle Vague », de Pierrot le Fou de Godard, elle filme la tragédie, la comédie de la banalité de la vie quotidienne, l’aliénation domestique et le choix de la captivité comme modalité d’évitement de l’angoisse et de la jouissance (Jeanne Dielman, un sommet inégalé du septième art). Elle cherche sans relâche un regard perdu, une voix perdue, ceux de la mère, seule rescapée des camps de concentration, qui silence garda à sa libération. Ses films sont hantés par sa relation au judaïsme, par le trou noir de la Shoah, la destruction du Yiddishland, par l’anéantissement de sa famille juive polonaise, par le travelling impossible, le mouvement de caméra qui ferait revenir les disparus de l’hors-champ, de la mort.
La vitalité impertinente de la cinéaste passe par une expérience physique, organique et non pas cérébrale, des images, des lieux, des corps, par un questionnement sans filet de schèmes matriciels : la mère comme territoire, continent, fil rouge de son œuvre, l’exil, l’homosexualité, la mort, les charniers, la jouissance, la ville. Des comédies musicales (Golden Eighties, Un divan à New York) à l’auscultation d’espaces clos, tout à la fois lieux protecteurs et prisons (Saute ma ville, La Chambre, Jeanne Dielman, Là-Bas…), de la question du lien entre dedans et dehors à l’imbrication entre tragédie collective et blessure intime, du plaisir féminin et de l’amour lesbien (Je tu il elle) aux migrants mexicains (De l’autre côté), Chantal Akerman saute au centre du brasier, dans une immense solitude qu’elle a en partage avec ses sœurs du gouffre comme Sylvia Plath à qui elle consacra Letters Home (1986). Remarquablement conçue par la commissaire Laurence Rassel en collaboration avec Céline Brouwez et Alberta Sassa, l’exposition révèle le renouvellement permanent de son esthétique, les mutations de son écriture cinématographique. Fin des années 1960, début des années 1970, aux côtés des rares cinéastes femmes de l’époque — Agnès Varda, Marguerite Duras… —, Chantal Akerman déploie un regard qui sonde ce qu’on ne montrait pas, le rebut, les gestes monotones, la prison mentale, l’ennui, le sentiment de vide, les rapports entre sexe et argent, le désir au féminin et du féminin, la quête de lignes de fuite, la soif d’un ailleurs, le spectre de la folie, de la déraison, les vertiges de la maniaco-dépression dont elle souffrait. Elle qui demandait « de ne pas tomber amoureux de ses images » se tient loin du cinéma simulacre, du « Veau d’or » hollywoodien, de l’idéologie des belles images lisses qui, jamais, ne hurlent.
« Ma vie, je n’ai pas de vie. Je n’ai pas su m’en faire une », écrit-elle dans son roman Ma Mère rit. Entre elle et sa mère, les corps sont poreux, l’angoisse de la mère percole dans l’esprit de sa fille qui est née en tant que survivance de l’unique survivante de la Shoah. Le travelling arrière, en direction du passé, se bloque, s’enraie. Reste les mots, sans plus les mouvements de la caméra.
« Au début c’était un cataclysme avec de la brûlure et de l’exaltation. Des mots, toujours les mêmes sans cesse répétés, j’ai fait connaissance avec les mots d’amour d’une langue ancienne.
J’ai tant parlé. J’aurais pas dû.
Oui, je revivais.
J’arrêtais de voir ma mère mourir.
J’arrêtais de ne pas vivre.
Il y avait de la vie en moi.
Toute une vie.
Une pleine vie. », Ma mère rit.
On oublie parfois que, de son vivant, elle a été souvent mécomprise, tenue en marge, peu reconnue, qu’elle n’a cessé de dérouter, de brouiller les repères de sa réception. Son œuvre multiple, adepte d’une esthétique fragmentée, joue sur les limites du voir et de l’impossible à filmer, sur la construction d’un regard désirant qui a comme horizon la rédemption, la réconciliation de la vie avec la vie, le silence de la pulsion de mort. On oublie parfois que les fées de la reconnaissance couronnent les morts, les mortes trop en avance sur leur temps. Aux artistes, aux cinéastes, au public actuel, elle lègue son rire, ses yeux verts qui ont filmé l’ombre de la vie, elle nous dit que le privé est politique, que la matière autobiographique, l’autoethnographie (qu’elle expérimenta en pionnière à une époque où l’autofiction était rare, marginale) est un espace où l’intime et l’historique se rejoignent.
Il est réducteur de lire une œuvre à partir de la conclusion biographique qui lui appose un point final. Néanmoins, comment ne pas voir dans le suicide de Chantal Akerman peu après la mort de sa mère la répétition, la confirmation du suicide qu’elle performe dans Saute ma ville ? Dans cette œuvre inaugurale, tendue dans le désir de s’affranchir de l’espace étouffant, de conjurer ses démons, la réalisatrice-actrice filme son propre suicide, entraînant en son autolyse le corps de la ville et le corps du septième art. Du zyklon B comme méthode d’extermination des Juifs au gaz qui s’échappe de la cuisinière, la boucle se referme.
Comme l’Albertine de Proust qu’elle a adaptée à l’écran (La Captive), Chantal Akerman est un « être de fuite » pour reprendre la manière dont Proust définit Albertine, une captive. Elle s’avance comme la prisonnière d’une narratrice qui est elle-même, comme la séquestrée d’une narration qui bute sur l’impossible, sur l’insoutenable de la Shoah et de la mort de la mère, lesquelles rendent caduque toute représentation. La caméra, le stylo ne suffisent plus à colmater l’abîme. Le dernier travelling monte du grand Dehors, interdisant « on tourne encore ». Pourtant, le pari pour la transfiguration du gouffre en espace de vie et de création s’affirme au détour de la petite phrase que prononce Jeanne Schwartz (Delphine Seyrig) dans Golden Eighties. Une phrase qui surnage au naufrage en le surmontant : « Tout va s’arranger. Dans la vie tout s’arrange toujours ».
Chantal Akerman. Travelling
Bozar
BOZAR/Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein 23. 1000 Bruxelles
Jusqu’au 21 juillet 2024.
Un catalogue important, riche, accompagne l’exposition, avec des contributions majeures de Claire Atherton, Veronica Gago, Latifa Laâbissi, Jacqueline Aubenas, Jean Decorte, Luc Benhamou, Anouk De Clercq, Christophe Honoré, Sonia Wieder-Atherton, Nicolas Pereda, Wang Bing, Sharon Lockhart, Eileen Myles, Sylvie Lindeperg, Marilyn Watelet.
Une adaptation de l’exposition sera présentée au Jeu de Paume à Paris du 27 septembre 2024 au 19 janvier 2025.
En marge de l’exposition et des événements qui y sont liés, la Cinematek propose une rétrospective intégrale des films de Chantal Akerman.
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