Sketches/Notebook s’organise comme un laboratoire pluridisciplinaire mis à nu, qui ne dissimule ni les moments d’euphorie qu’engendrent ses expérimentations, ni ceux de perplexité. La liberté de ton et la multiplicité des tentatives rendent le spectacle dynamique et réjouissant.
La scénographie, comme inachevée, déborde de tous les côtés. Elle accueille la ludique pente d’un skate-park, à moins que ce soit un toboggan, divers déguisements, du papier pailleté et d’autre éléments festifs et fétiches proches de l’univers de l’adolescence. Éparpillés dans l’espace, mis quelquefois entre les mains des spectateurs, des fragments de roches minérales annoncent l’ébullition volcanique et fragmentée du spectacle.
Les nombreuses tenues, sans être aussi excessives que ceux de House of Drama, restent souvent colorées et fluo, dans une esthétique dancefloor-rock. Un des personnages, une danseuse canadienne au physique singulier, sans âge, sans sexe, néanmoins érotique, entre David Bowie et Tilda Swinton, joue les modèles tandis que l’on accroche un énorme boule disco au plafond comme pour toucher le ciel, à l’aide d’un monte-charge argenté.
La place du talentueux Brendan Dougherty n’est pas des moindres. Ce musicien est explosé dans divers projets, sous divers pseudos, collaborant avec Kim Casconne du label Raster Noton, ou encore l’Australien Tony Buck. Sa musique exaltée, notamment au début, est comme celle du générique d’ouverture d’un film épique, qui n’en finit pas de s’ouvrir, de commencer et recommencer, de triompher de joie. S’il est bel et bien présent à la batterie et que de grosses enceintes sont réparties dans la grande pièce du Kaaitheater, la localisation de la source sonore est constamment imprévisible, jaillissant du frottement des costumes, ou de la bouche même des spectateurs, sur un exercice de souffle.
Les éclairages, chapeautés par Mikko Hynninen, participent aussi à la musicalité de l’ensemble. Ils créent un rythme plein de surprises, évoluant sans cesse, comme évolue la lumière naturelle des saisons. Cette attention renforce l’impression de passer toute une longue ballade qui pourrait s’étaler sur des jours comme des mois avec la famille Damaged-Goods, sans jamais pour autant s’ennuyer. À un moment, plongé dans l’obscurité, un voile lumineux, léger comme un songe, semblable à un écran de cinéma transformé en grand drap flottant dans l’air, vient caresser les corps assoupis des danseurs de sa couleur cuivre orangé. Meg Stuart est comme un peintre qui réintervient par touches sur les visage et les corps. Ses matériaux cheap et la simplicité de son écriture chorégraphique renforcent la noblesse et la force de frappe de son univers.
L’atmosphère cosmique surgit notamment lors du moment, rapide et magique, où des centaines de billes s’éclatent au sol. Par leur nombre, leur brillance, et leurs bruits d’entrechoquement, les billes fusent dans tous les sens et finissent par aller se cacher dans les bords de l’espace, créant avec malice une image cosmologique, à appréhender visuellement au niveau du sol. Plus tard encore, Meg Stuart apparaît en reine céleste, vêtue d’une couette fleurie. Le bas de son corps, dissimulé sous une masse de tissu, devient comme amputé, et pourtant elle continue à avancer en corps-tronc. Quelques secondes après, la voilà qui se relève et arbore un étrange sourire, celui des sorcières bienfaisantes, radieuses et douloureuses à la fois, inquiètes et amusées.
Tous les danseurs appartiennent au même monde, ils arpentent le même terrain de jeux, le territoire béni de la reine Stuart. Si elle sait esquisser des personnages solitaires, c’est davantage sur le portrait de la troupe Damaged-Goods qu’elle se focalise ici. Il y a une très belle scène où tous s’échangent silencieusement de petits objets qui n’existent pas. La dimension de la famille revient avec le passage de la grosse limace – passage qui existait déjà dans Violet –, où tous inextricablement reliés les uns aux autres s’enroulent les un par dessus les autres, s’emmêlent dans leurs ficelles, leurs draps, leurs costumes, et cette masse, noeud de passions de conflits inter-relationnels, tant bien que mal roule, en crachant les corps, puis les réabsorbe. Cet amas de danseurs complètement jonchés les uns sur les autres, où tous sont pris dans la même galère, évoque un radeau de la Méduse.
Un autre passage représentatif serait celui où les danseurs disposent leurs mains de diverses manières contre leur visage pour mimer des masques d’animaux. Leurs doigts qui gigotent à hauteur de leurs mâchoires pourraient être leurs dents. Lorsqu’ils les montent au sommet de leur crâne, ses doigts deviennent des couronnes, des antennes, des cornes de Bacchus, ou encore, entrecroisés nerveusement au niveau du cou, font apparaître une gorge qui s’ouvre. Du bout des ongles des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, aucune partie du corps n’est méprisée.
Il y a quelque chose de l’utopie chez Meg Stuart dans la dimension métaphysique du jeu et du sport. Du leader au personnage plus errant, tout le monde peut avoir sa place. C’est la voix de la troupe qu’elle nous donne à entendre. Loin du participatif niais, la qualité de présence, l’échange des regards, le plaisir évident des danseurs à se mouvoir construisent un spectacle plein de joie, d’énergie. En définitive la seule raison qui peut nous donner l’envie que le spectacle finisse au plus vite est, après avoir été accaparés de cette si forte et si nouvelle énergie, de s’empresser d’aller vivre mieux.
Anna Solal
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