Que n’a-t-on pas écrit sur notre société de consommation ! L’envahissement de nos existences par les objets n’a cessé de croître. Les ustensiles du quotidien se sont rendus de plus en indispensables dans la mesure où on leur attribuait une fonction pratique dans le domaine ménager.
Les appareils liés à la communication se sont, eux, imposés au-delà du raisonnable au point d’être omniprésents et, souvent, quasi omnipotents. Il ne s’agit plus vraiment de posséder davantage que les voisins ou les collègues. Il s’agit de capitaliser le nombre de réseaux les plus achalandés en ‘amis’ ou en relations pour se montrer physiquement, émettre des jugements sur tout et rien.
Tout ce qui, à l’origine, était là pour nous faciliter la vie ou pour, via le design, embellir notre environnement a fini par nous dominer, par exiger sa présence à nos côtés comme s’il était impossible de s’en passer sous peine de ne plus avoir d’existence. Notre autonomie se réduit au périmètre des choses qui nous entoure ou que nous emportons avec nous. Et Teodora Domench de s’interroger : « Leur présence continue dans notre espace intime ne produit-elle pas une influence inconsciente sur nos goûts, notre imagination ? »
Spiritualité et sensualité
Le masque, chez nous, a deux utilisations : carnaval et hold-up. Un bien autre usage que chez les peuples primitifs le reliant à des croyances religieuses et à des peurs ancestrales. Andreas Maria Fohr fait ici référence à ce personnage de B.D.et de série télévisée des années 60-70 que fut Hulk, homme se transformant en monstre verdâtre sous l’effet de la colère après avoir été soumis à des rayons gamma. L’artiste nous le présente comme un rappel de nos angoisses fondamentales liées aux périls du nucléaire.
Objet lui aussi en rapport avec la spiritualisé, le totem. Celui conçu par Nancy Spero s’étale comme une sorte de bande dessinée de mouvements acrobatiques pratiqués par des femmes. En quelque sorte, une fresque qui donne l’impression d’une grande liberté, d’une apesanteur susceptible de s’accommoder des voltiges les plus invraisemblables. Hommage à la féminité ou mise en garde contre le risque d’une chute vertigineuse ? Le bâton conceptuel tricolore de Cadere n’est pas que présence engendrée par un calcul mathématique porteur d’une erreur, il ramène aux pèlerinages, aux incantations.
Un humain ou un humanoïde est installé devant un écran qui semble l’hypnotiser, peut-être même l’aspirer puisque la tonalité de l’œuvre est d’une gamme similaire tant pour l’être que le décor. Hypothèse renforcée par le titre que lui a donné Liza May Post : « Lié ».
Jessica Diamond décrit une sorte de galaxie, magma de planètes ou d’étoiles, sujet d’observation d’un univers colossal qui nous entoure jusqu’à l’infini. Et pourtant la microscopique unité que constitue chacun de nous y distingue un mot anglais qui signifie « Moi » car l’humanité s’imagine être capable, un jour lointain, de dominer la nature alors même que celle-ci nous impose les lois de son fonctionnement.
Martin Creed dérange ou étonne en transformant une partie d’un des murs de l’exposition par l’apparition d’une protubérance aux allures de sein. Son volume lisse et immaculé attire autant le regard que les mains prises d’une envie plutôt sensuelle de la caresser en tant qu’objet sexuel issu de et intégré à l’architecture.
Utilitaire et artistique
Maurizio Cattelan a placé une armoire à la place de la porte menant aux toilettes. Mobilier familier à usage inusité. Avec humour, il rappelle, après Marcel Duchamp et son urinoir-fontaine, que la réalité d’un ustensile ou d’un mobilier se transforme par le simple fait d’être installé dans un lieu consacré à la création artistique au point d’être utilisable même pour une fonction qui n’est logiquement pas la sienne.
Philippe Ramette emboite le pas à cette démarche en installant un épisode du « Suicide des objets ». Il y réunit les ingrédients d’une anecdote cinématographique ou théâtrale. Une chaise s’est pendue ; elle est là étranglée par sa corde. Pas loin git le tabouret qui lui a permis de se hisser. C’est une fable en 3D à propos de la banalisation d’objets jadis façonnés individuellement par des artisans et banalisés par une production en série.
A contrario Slotawa s’empare de produits industrialisés, les assemble en une sorte de collage hétéroclite. Il les contraint à devenir sculpture, rendant impossible toute utilisation quotidienne à laquelle ils étaient destinés. Dietman rapproche du vivant la chose inerte en l’affublant de sparadraps.
Le « Nichts » de Bernd Lohaus résume à lui seul une des interrogations fondamentales de l’art contemporain. Ce mot (« Rien » en français), pigments projetés sur toile, est souvent le jugement porté par le public sur des créations qui semblent n’avoir aucune signification. Ce mot définit parfois aussi que l’artiste n’a rien d’autre à dire à part d’être artiste.
L’installation réalisée par le duo Dejanov-Heger est esthétiquement attirante avec ses couleurs gaies. Elle a l’allure d’une pièce d’habitation attendant qu’on s’y installe. À ceci près, c’est qu’il s’agit de l’assemblage volontairement séducteur d’éléments design désormais dévolus à la seule fonction muséale et que les concepteurs considèrent comme une nature morte.
Objet utilitaire par excellence, symbole d’une possibilité quasi infinie d’autonomie individuelle, composant primordial de la mobilité, vecteur suprême de l’économie de marché et de l’urbanisme, l’automobile est remise en question par le Courtraisien Frederik Van Simaey. Sa Jaguar exhibe la rigueur formelle de sa carrosserie, son apparence incarne le luxe et le désir qu’il engendre. Mais ce bolide routier n’est qu’un leurre, une frustration puisque dépourvu de portières, il n’est qu’un bloc de ferraille sans usage, inaccessible et dérisoire.
Quant au collectif Superflex, il utilise la voiture pour la sacrifier par le feu et bouleverser les matériaux qui la composent. Elle est indirectement présente dans l’installation de Gerard Byrne où se discutent entre un vendeur et un acheteur les qualités du véhicule.
Muséal et plastique
Véritable passage à l’art, la table de cuisson détournée par Rosemarie Trockel : placée verticalement, elle échappe à son usage culinaire pour s’affirmer sculpture abstraite géométrique. Cet avatar des ready-made de Duchamp est un spécimen réussi à côté de tant d’autres qui en restent au concept sans convaincre. La « colonne d’hospitalité » de matali crasset [sic] est d’abord fonctionnelle. C’est un kit de couchage avec lampe et réveil. Mais qui, une fois replié, a des allures de poteau et devient alors ornemental.
Martin Guixé s’attaque au design. Du moins à celui dont la prédilection est la forme et non l’utilité. Ans-Peter Feldmann y ajoute une vitrine de type commercial dans laquelle cohabitent des choses fictivement fonctionnelles. Il nous rappelle ce qui institue une collection et son corollaire l’accroissement, voire l’addiction.
L’association par Nina Beier d’un fauteuil bleu avec un poster vert représentant un téléphone blanc semble suggérer l’absence d’une personne avec qui communiquer, le manque que meuble et ustensile concrétisent et soulignent à travers le contraste fort des couleurs choisies.
Dans la photo «Les Aoûtiens» de Closky, ce sont les humains que l’on regarde, transformés en produits pour agence de voyage, artificiellement beaux au sein d’un paysage idéalisé. Ils porteraient sans doute, sous un autre décor, la robe conçue par Willats, sur laquelle des mots sont autographiés par qui le veut, comme autant de graffiti.
Le cliché pris par Noland de la maison d’un célèbre assassin est censé établir un contraste avec un produit de consommation courante étalé à l’avant-plan. La demi-douzaine de photos accumulées par Barbara Visser montre la fragilité plastique d’objets design quand l’usage ou quelque accident domestique leur enlève la rigueur formelle de leur conception et les mène vers la décharge et la destruction.
Mettre en connexion des brimborions divers sur des étagères, c’est ce que tente Carol Bove. L’intime est ici convoqué et n’est décodable précisément que par la connaissance autobiographique de la créatrice ou par des références culturelles communes entre elle et nous. Réunir des tiroirs hétéroclites, c’est pour Tejo Remy une façon de bousculer les conventions de l’usage et suggérer via l’absurde notre propension à accumuler des acquisitions plus ou moins inutiles.
Alors que le mobilier réalisé par Donald Judd est simplement construction simple, dépouillée, où la primauté de la matière importe davantage que la fonction potentielle. C’est une démarche que prolonge, à sa façon, Konstantin Grcic. Avec la même simplicité que son confrère, il pose une étagère lointaine cousine de la tour de Pise. Elle se redresse en fonction du poids des livres qui y sont déposés rectifiant l’apparence première, contrairement à la rigidité coutumière des rayonnages.
Si le propos initial de cette expo ne paraît pas toujours cohérent dans sa réalisation, elle offre néanmoins un échantillonnage varié de démarches contemporaines. Elle révèle un des problèmes posés par la création actuelle : une œuvre détachée du contexte de la production globale d’un artiste perd parfois une signification qui ne se clarifie que par rapport à un ensemble que le public ne connaît pas nécessairement.
Michel Voiturier
« Les objets domestiquent » au FRAC, 503 avenue des Bancs de Flandres à Dunkerque jusqu’au 27 août 2017. Infos : +33 (0)3 28 65 84 20 ou www.fracnpdc.fr
Catalogue trilingue : Keren Detton, Theodora Domenech, « Les objets domestiquent », Dunkerque, Fonds régional d’Art contemporain Nord-Pas-de-Calais, 2017, 72 p.
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