Apprendre à rire de mourir

Un cerbère repu et bien veillant de Pascal Bernier © FN.MV

Pivot central du festival « La mort qui tue », l’expo réalisée par la maison de la Culture de Tournai démontre par l’exemple que le mariage entre rire et mourir n’est pas prêt à se dissoudre. Un trio d’artistes en atteste par sa pratique insolente de l’humour noir.

Si l’histoire de l’art, dans ses périodes de classicisme, a connu une vogue de « vanités », ces natures mortes évocatrices de nos fins dernières, nos contemporains ne craignent pas l’humour pour nous aider à supporter l’insupportable inévitable. Outre un trio de base sardonique, l’expo propose une série d’ex-votos mexicains très colorés et très expressionnistes, rappel de l’origine du festival et fait cadeau d’une « Danse macabre », dessin animé de Walt Disney daté de 1929, burlesquement sarcastique.

Pol Piérart ou le dépouillement apparent

Tant il est lui-même, Piérart (Liège, 1955), appartient à la catégorie des inclassables. Pas étonnant si on se réfère à cette déclaration (reprise récemment en ces colonnes par Jean Paul Février) : « J’ai fait les beaux-arts, puis j’ai eu envie de faire tout autre chose, j’ai fait de l’art. »

S’il a beaucoup utilisé la photographie, il a aussi peint. Sur les supports insolites que sont des tissus autres que ceux des toiles tendues sur châssis de bois, il pose des mots. Sa calligraphie déjà est toute personnelle. Plus que n’importe quelle autre, elle donne à voir, c’est-à-dire, qu’elle rend visible des signifiés internes.

Pol Pierart, NIE, acrylique sur toile, © FN.MV.

Non pas comme certaines typographies pratiquées par le bédéiste et scénariste Lucien Meys (Montignies-sur-Sambre, 1936- 2006) afin de mettre le visuel au service du sens initial d’un vocable, par exemple : quai dont le i a été remplacé par une bite d’amarrage.Chez Pierart, le comportement est davantage celui d’un médecin légiste qui pratiquerait une autopsie révélant une signification connexe ou suscitant des associations d’idées.

Ainsi, si les 3 voyelles centrales de O E U F S sont griffonnées, on lit désormais O   S, ce qui permet de faire le lien entre naissance et décès. Ainsi encore le verbe DESCENDRE écrit verticalement évoque bien un passage d’un degré supérieur à un inférieur. Mais à l’écouter prononcé à haute voix nous entendons DES CENDRES et du coup le verbe originel devant évocation d’une vie entière. Le peintre élimine de ses toiles tout superflu hormis ce qui permet à l’observateur de décoder les potentialités sémantiques de la démarche grâce à une biffure, une ligne barrière, un effacement partiel,… Chaque mot atteint alors comme but de déclencher une réflexion.

Jérôme Considérant et la signalétique de l’impertinence

Le choix de Jérôme Considérant (Charleroi, 1977) s’est inspiré en majorité sur les contraintes légales les plus répandues et celles banalement quotidiennes :  panneaux de signalisation, pictogrammes avec leurs interdictions, leurs injonctions, leurs sollicitations, leurs informations. Presque dès l’entrée, il nous remet ironiquement en mémoire que la vie est une voie sans issue. Sa carte de Belgique étale sa géographie sur la surface d’un crâne ricaneur ; La grande bleue, avaleuse de vacanciers estivaux, en abreuve un autre. Un triangle rouge de balise d’accident routier encadre l’apparition de la camarde dont l’anagramme est presque camarade !

Jérôme Considérant vous suggère d’inventer votre épitaphe©FN.MV

Une tranche de « mort(-)adelle » profite de son appellation pour nous évoquer l’empoisonnement via la malbouffe. Une série de dessins en noir et blanc, épurés à l’extrême, use de la faux comme sourire, dresse un squelette dont les os ont aspect de cercueils ; un fragment de régiment armé de fusils attend les ordres d’un chef de peloton à faucille tandis qu’un bombardier, pour gagner du temps, largue des cercueils.

Pascal Bernier ou le tourisme des cimetières

Cet artiste (Bruxelles, 1960)  n’oublie pas que notre société est celle de la consommation. La mort a ses commerces. La mort a ses modes. Il fit une escale remarquée à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines en 2020. Il y montra déjà cette spectaculaire maquette de cimetière, association miniature proliférante de tombes, de caveaux, de monuments funéraires. Leur architecture impeccablement géométrique, leur blancheur éclatante rendent plus violents les indices qui signalent quelles sont les dépouilles ici honorées après leur fin dernière  : smartphones, appareils de communications, gadgets électroniques… Images à sens multiples de l’impact de ces technologies sur nos conduites, mortifères à long terme des relations directes avec le réel au profit du virtuel et des multinationales.

L’aspect poétique chez Bernier, ce sont ces tableaux qui témoignent de l’envahissement carnavalesque d’Halloween dans nos contrées où ce rituel naquit avant de s’exiler à l’autre bout du monde et d’en revenir métamorphosé de folklore en festivité mercantile. Crânes qui crânent, squelettes qui cliquètent, silhouettes décharnées en présences fantomatiques. Et puis, ces présences en trois dimensions. Un chien muselé tentant d’attraper un os envolé ; un autre, Cerbère à l’entrée des Enfers, gardien placide, plus vrai que nature, au beau milieu d’un tas d’ossements de ses plantureux repas mortuaires.

«  Sarabande en temps de crise » ou l’esthétique exotique

Il est utile d’adjoindre à cette expo une installation temporaire réalisée en la Halle aux Draps de Tournai lors de l’édition 2025 de « l’Art dans la ville ». Durant quelques jours, un duo  le graveur Fred Penelle (Etterbeek, 1973) et le vidéaste Yannick Jacquet (Genève, 1980) ont implanté une installation monumentale rassemblant en une sorte de cortège, des dizaines de personnages de tailles diverses étalées entre nanisme et gigantisme.

Dressé dans une pénombre à mystères, cet impressionnant rassemblement hétéroclite de créatures en noir et blanc puise aussi bien dans les contes traditionnels, le fantastique de récits populaires que dans  les épopées terrestres ou intergalactiques… Certains visages sont remplacés par des vidéos de signes, de calculs, de formes bizarres comme si leur mémoire patrimoniale s’alimentait désormais du côté de l’intelligence artificielle actuelle.

L’ensemble, à divers moments, était animé par un trio vocal revêtu d’uniformes spatiaux de science-fiction. Sonia Lardy, Violette Schloesing et Ruben Gorieky avancent dans l’espace à pas comptés. A cappella, ils entonnent alors un chant sans parole qui résonne, s’inscrit dans les tympans avec une force mélodique qui a des affinités avec « La voix du sang », un des « Chants de l’extase » de la moniale mystique du XIIe siècle Hildegarde von Bingen. Hors du temps, le public se laisse envouter. La soprano, la mezzo-soprano et le ténor peu à peu s’éloignent, disparaissent dans le noir. Retour inévitable au présent après un temps suspendu. Le réel, à l’extérieur nous attend prosaïquement.

Michel Voiturier

« La mort qui tue » en la maison de la Culture de Tournai, Esplanade George Grard jusqu’au 20 décembre 2025. Entrée libre.

Lire : Pol Piérart (https://fluxnews.be/pol-pierart/ (septembre 2025)

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