ANNIE LE BRUN, LA GRANDE AVENTURIÈRE DE L’ESPRIT ET DES SENS

par Véronique Bergen.

« L’amour vise toujours contre nature », Annie Le Brun, Ouverture-éclair, repris dans Ombre pour ombre.

         A la vitesse de l’ombre, Annie Le Brun nous a quittés à l’âge de quatre-vingt-et-un ans. Penseuse hors normes, en marge de l’institution, d’une audace inouïe, poétesse, essayiste, commissaire d’exposition, esprit libre qui épousa les seules causes de la révolte et de la beauté, son œuvre forme un trou noir d’intelligence flamboyante. Celle qu’on appela la « dernière surréaliste », qui rencontra André Breton en 1963, qui fut la plus puissante, la plus fine des interprètes de Sade, qui fut proche de Guy Debord nous laisse un archipel de textes soutenus par une cohérence extrême. La cohérence de la liberté sauvage, d’une approche viscérale, sensible et érotique du monde, de l’esthétique, du politique. On n’enchaîne pas les volcans publiait-elle en 2006 aux Éditions Gallimard. On n’enchaîne pas Annie Le Brun qui, à partir d’une expérimentation esthétique radicale, des ressources du surréalisme et des penseurs de la « bouche d’ombre » (Victor Hugo), replaça la littérature, les arts dans la vie au sens où la révolution du marquis de Sade fut, comme elle le disait, de mettre la philosophie dans le boudoir, la pensée dans la chair jouissante.

         Loin des mouvements à la mode, des kits de concepts faits sur mesure, son système de pensée sensible n’appartient qu’à elle. Critique acérée de tout ce qui emprisonne la liberté, fût-ce sous l’apparence d’une libération sociale, elle vit, avant les autres, les effluves puritaines, réactives du néo-féminisme (Lâchez tout, Ed. Le Sagittaire, 1977, Vagit-prop, Ramsay/JJ Pauvert, 1990), dénonça l’entreprise de grégarisation, de censure des instincts et des pulsions, de reconduction de l’asservissement mise en œuvre par un néo-féminisme étouffant les femmes et n’appréhendant les rapports entre les êtres que sous l’angle de la différence des sexes. Perpétuellement aux aguets, sur le qui-vive, vibratile, Annie Le Brun pourfendit les « leurres idéologiques », sentit les menaces que les « staliniennes en jupon » faisaient peser sur les puissances libertaires, sur l’érotisme, l’imaginaire amoureux et elle leur opposa des figures de féministes pionnières, émancipatrices telles que Louise Michel, Flora Tristan. Au centre de sa critique d’un néo-féminisme qui, adepte de la contrefaçon, étouffe les puissances et les promesses du féminisme, on trouve le rejet de l’asservissement au nombre, du nivellement de l’infinie multiplicité des femmes sous le joug d’un ensemble homogénéisé. Dans La Vitesse de l’ombre (Flammarion, 2023), ce procès sera reconduit dans le chef des images assujetties à la dictature du nombre de visualisations à l’ère numérique. 

A partir de « l’affirmation d’une conscience poétique du monde », d’une exploration des zones d’ombre, des parts obscures de l’humain et du non-humain, d’un féminisme éminemment érotique, elle fut l’une des penseuses critiques les plus pénétrantes du capitalisme, de la marchandisation du monde, de la culture, des êtres vivants. Dans ce nouveau totalitarisme masqué qui se présente sous la guise inoffensive, quoique crétinisante, d’une société du spectacle, d’un devenir Disneyland des sociétés, l’idéologie néolibérale ne se contente plus d’exploiter jusqu’au finish les ressources du monde, mais désertifie la vie intérieure en la colonisant. Cet appauvrissement du régime du sentir passe notamment par l’arme d’« une pandémie numérique », d’une viralisation de l’image basculant du rang de vecteur d’émancipation, d’ouverture à l’inconnu à celui d’auxiliaire du capital (Ceci tuera cela. Image, regard et capital, co-écrit avec Juri Armanda, Stock, 2021). Au nombre des phénomènes assurant l’asservissement des êtres, Annie Le Brun a pointé la collusion entre un certain art contemporain et la finance, la réduction de la culture à un organe générateur de désensibilisation. C’est au travers d’une réflexion sur la capture du regard et de la création par le régime du capital, d’un questionnement de la domestication des artistes contemporains qu’elle révèle les dessous des enjeux politiques de l’art. Tous convergent vers un programme de modélisation des existences, de mise au pas de l’imaginaire, d’une dématérialisation de la sensibilité.

Étrangère aux pensées chagrines qui conspuent une certain devenir de l’art contemporain, elle pose sa ligne d’horizon ailleurs : à l’endroit de la mondialisation d’une société de contrôle qui déclare la guerre à la liberté de la perception, au rapport charnel aux mots et aux images et qui, par la généralisation de la reproductibilité, de l’empire du virtuel, tue ce que Walter Benjamin appelle l’aura. Si on peut reconnaître une relative pertinence au qualificatif de « mécontemporaine » qu’on lui a parfois accolé, c’est au sens où, depuis l’énergie de la colère, elle aura combattu la vague réactionnaire qui, mixant puritanisme et dérégulation financière, conformisme et désastres sociaux et écologiques, déferle en se présentant sous l’apparence du « progrès », de la technologie et du saupoudrage de libertés sous contrôle.

Ce que son œuvre nous offre, c’est « un promontoire de songes » pour reprendre le titre de son essai sur Victor Hugo, c’est une autre perspective à partir de laquelle lutter pour la défense de « ce qui n’a pas de prix », les terres intimes du rêve, de la passion, de la beauté (Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, Stock, 2018).  En guise de riposte au formatage des corps et des esprits, à la mise sous tutelle d’une sensibilité qui avalise sa disparition, Annie Le Brun a levé une cohorte de saltimbanques de l’infini, de grands expérimentateurs de régions obscures, d’irréconciliés, de marginaux pour qui l’espace de l’art-vie s’affirme comme un contre-feu, une sécession par rapport au socius, à ses lois, ses valeurs, ses normes. Sade avant tout, mais aussi le romantisme noir de Victor Hugo, le roman gothique, Alfred Jarry, les surréalistes, Édouard Glissant, Raymond Roussel, Guy Debord, Élisée Reclus, Arthur Cravan, les œuvres de Toyen, Leonora Carrington, Radovan Ivšić, Hans Bellmer, Magritte, Jean Benoît, Seurat, Goya et tant d’autres…

Si le monde, celui des littéraires et des philosophes aussi, se refuse à entendre l’ombilic de la pensée de Sade, n’aborde son œuvre que sous certains angles qui en émoussent la radicalité explosive, l’athéisme sans retour et la vérité outrenoire, c’est parce que, analysait-elle, au creux du siècle des Lumières, Sade montre la genèse de la raison que l’Aufklärung occulte : la pensée naît de la sensibilité, d’un fond pulsionnel inarraisonnable, indomptable. Essais orageux, visionnaires, emportés par une bouillonnante énergie verbale, Les Châteaux de la subversion (Jean-Jacques Pauvert et Garnier Frères, 1982) et Soudain un bloc d’abîme, Sade (Pauvert, 1986)désemprisonnent Sade, le soustraient à la geôle conceptuelle dans laquelle nombre de ses commentateurs l’ont enfermé de manière posthume. L’inacceptable de la pensée sadienne, Annie Le Brun la condense dans une formule tirée de Histoire de Juliette ou les prospérités du vice,  qu’elle affectionnait de brandir : « on déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien ». L’obscénité n’est alors plus du côté du divin marquis, mais du côté d’une organisation intellectuelle et socio-politique qui se construit sur le culte d’une raison tout en refoulant l’enracinement corporel de cette dernière. Là où tant d’exégètes de Sade ont édulcoré la charge ténébreuse de ses œuvres, l’ont dégriffé, neutralisé pour en faire un philosophe de salon, en ôter le parfum d’inacceptable, Annie Le Brun est celle qui ne céda pas sur le désir de restituer la négativité radicale de son matérialisme sans Dieu.

Le fil du langage, de la création, des formes esthétiques qui, écrivait-elle, « élargissent l’horizon » ne se tisse et ne s’élance que lorsqu’il s’allège des garde-fous théoriques, des balises morales, des échafaudages rassurants et lorsqu’il entend affronter les turbulences de l’inconscient, l’infini du désir, sa noirceur, son chaos et son feu central. L’archipel de ses écrits se tient sous le signe d’un vocable dont elle fit un manifeste, à savoir l’éperdu. « C’est sur l’éperdu que je n’aurai cessé de miser » (De l’éperdu, Stock, 2000). Une région qui a pour combustibles l’intensité, le lâcher-prise, la dérive situationniste et l’entre-deux des mots et des images qu’elle questionna sans relâche.

« La lumière est emmêlée

La cellophane du matin s’enroule sur elle-même

Les bribes de mots se rétractent dans des touffes d’herbe

Le sentier conduit vers l’enfance des ombres. », Annulaire de lune, repris dans Ombre pour ombre (Gallimard, coll. Poésie, 2024).

Si elle pensait à contre-courant d’un monde devenu irrespirable, si elle a porté le fer contre les assassins du rêve, contre les contempteurs du désir, les zélotes de la fadeur, c’est pour sauvegarder les terres de l’onirisme, le lyrisme poétique, les zones de vertige et de danger, la valence utopique des images. Son œuvre et sa personne magnétiques continuent à nous lancer leur « appel à la désertion » afin de garder intactes les forces de subversion inscrites dans les formes artistiques. Elles nous lèguent un attachement passionné au « communisme des ténèbres » et au noyau d’énigme, à « l’infracassable noyau de nuit » (André Breton) que recèlent toute image, tout poème, toute relation amoureuse.   

Quelques livres d’Annie Le Brun (parfois mentionnés dans leurs rééditions) :

Ombre pour ombre, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2024.

Les Châteaux de la subversion, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986.

Soudain un bloc d’abîme, Sade, Gallimard, coll. « Folio. Essais », 2014.

Appel d’air, Verdier/poche, 2011.

Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Éditions du Sandre, 2010.

Qui vive. Considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme, Flammarion, 2024.

Du trop de réalité, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004.

De l’éperdu, Gallimard, coll. « Folio essais », 2005.

On n’enchaîne pas les volcans, Gallimard, 2006.

Si rien avait une forme, ce serait cela, Gallimard, 2010.

Ailleurs et autrement, Gallimard, coll. « Arcades », 2011.

Les Arcs-en-ciel du noir. Victor Hugo, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2012.

Sade. Attaquer le soleil, Paris, coédition Musée d’Orsay/Gallimard, coll. « Livres d’art », 2014.

Radovan Ivsic et la forêt insoumise, coédition Gallimard/Musée d’art contemporain de Zagreb, 2015.

Un espace inobjectif. Entre les mots et les images, Gallimard, coll. « Art et Artistes », 2019.

Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, Fayard/Pluriel, 2021.

Ceci tuera cela. Image, regard et capital, avec Juri Armanda, Stock, coll. « Les Essais », 2021.

La Vitesse de l’ombre, Flammarion, coll. « Essais littéraires », 2023.

L’Infini dans un contour, préface de Mathias Sieffert, Éditions Bouquins, 2023. 

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