À travers portes et fenêtres, Matisse chez Beyeler

Je ne peux dire à quand remonte ma première visite à la fondation Beyeler, ce devait être à l’occasion d’une rétrospective Mark Rothko qui montrait quelques-unes des œuvres de l’artiste antérieures à la période qui l’a fait connaître et je me souviens avoir noté dans un carnet, ce souhait de l’artiste « Ce serait bien que l’on puisse construire partout dans le pays des lieux, des sortes de petites chapelles, dans lesquelles un voyageur ou un promeneur pourrait longuement méditer sur un unique tableau accroché seul dans une petite salle ».

Un lieu de silence à l’écart des bruits du monde.

En plus de cette rétrospective, la fondation construite par Renzo Piano, proposait quelques tableaux de sa collection permanente. Et là, surprise et émerveillement, un immense Monet en regard d’une immense baie donnant sur une pièce d’eau où flottaient des nymphéas !

Cet automne, la fondation propose une rétrospective consacrée à Henri Matisse. Depuis le début des années nonante, la publication du livre de Pierre Schneider et la « redécouverte » de Matisse, on a pu voir plusieurs rétrospectives consacrées à l’art de Matisse, des expositions qui nous ont montré des tableaux conservés en Russie, des rétrospectives générales, d’autres consacrées à certaines périodes de sa vie, d’autres enfin qui insistaient sur le rôle qu’avait pu exercer le peintre sur les nouvelles générations. Et quelquefois, il faut bien le dire, à vouloir tout montrer, on courait le risque d’épuiser le visiteur, de lui faire perdre l’appétit de regarder et de découvrir. Ici, rien de tout cela. L’exposition offre septante tableaux. Septante tableaux et quasiment septante incontournables chefs d’œuvre. Des chefs d’œuvre qui arrivent du Centre Pompidou, de Stockholm, de Saint-Louis, de Washington, de Chicago, de Los Angeles. Seuls les célèbres tableaux de Vladimir sont restés au pays de Vladimir.

Ici les murs sont blancs, l’accrochage est sans faille, intelligent et sensible, les textes sont courts, rédigés en trois langues dans une police lisible, en noir sur blanc, situés à bonne hauteur et non pas écrits en blanc sur fond beige à cinquante centimètres du sol. On aimerait tant que des conservateurs et des prétendus spécialistes en muséologie de nos régions aillent de temps en temps prendre l’air du côté de Bâle !

On se souvient tous du credo de Matisse : « Ce que je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaire, aussi bien que pour l’artiste de lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral,…quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui délasse de la fatigue physique ». L’exposition évoque cette formule célèbre bien sûr, elle permet aussi de retrouver tout au long des salles une constante de l’œuvre même si celle-ci n’est pas explicitement mise en évidence par les commissaires de l’exposition. Quand on lit cette profession de foi, on pourrait penser que Matisse a recherché la facilité et qu’il va parvenir à nous endormir. Alors que, tout compte fait, c’est plutôt tout le contraire. Ou plus précisément, plutôt que de chercher la facilité, il recherche l’équilibre et l’harmonie en mettant ensemble des choses apparemment difficilement compatibles. C’est là que la fenêtre entre en jeu. A bien y regarder, dès les tableaux de la période fauve, Matisse multiplie les difficultés dans ses compositions. Ainsi rencontre-t-on un point de vue avec, à l’intérieur d’une chambre, un personnage dans un lit, une porte-fenêtre avec un paysage et au mur une peinture accrochée. Autrement formulé, plusieurs logiques distinctes sont associées et assemblées. Je pense aussi à ce tableau parisien de 1914 avec ce bocal de poissons rouges et cette plante dans un pot disposés devant une fenêtre qui face à un paysage dans lequel on distingue un fleuve, un pont et des bâtiments. Je pense aussi à ce tableau fait à Nice en 1919 où l’on voit Matisse multiplier les difficultés, un personnage est assis sur une terrasse que l’on aperçoit grâce à la porte-fenêtre ouverte d’un appartement et dans cet appartement, un fauteuil crapaud avec son tissu et son motif, au sol un tapis avec son propre décor et enfin un tableau est accroché au mur. Les motifs, les sujets, les textures, les structures se multiplient, on les imagine dans la réalité toutes disparates, incompatibles et, par la magie de la peinture et du dessin, les couleurs comme les rimes graphiques, tout parvient à s’accorder. On pourrait multiplier les exemples et découvrir le génie de Matisse dans l’exposition avec ce fil rouge. La véritable leçon de Matisse, en ce qui me concerne, elle est là. Une leçon de peinture bien sûr mais une leçon d’humanité surtout. Car enfin, dans notre quotidien, ne sommes-nous pas tous constamment déchirés, écartelés, démantelés entre des voies, des contraintes incompatibles ? Ici, il les choisit, il les exploite, il les associe et en fait un tout.

Mais quand, alors qu’il est à Collioure et que pointe l’invasion d’août 14, il peint en septembre octobre cette incroyable « Porte-fenêtre à Collioure », il la laisse en l’état et rentre à Paris avec, dans ses bagages, un tableau mystérieux, intrigant, radical. La porte-fenêtre, à peine esquissée par deux bandes verticales de couleurs, est ouverte sur un immense rectangle de nuit où se distinguent à peine les motifs ouvragés d’une balustrade en fonte. Un tableau qui est tout le contraire de quelque chose « qui repose et délasse », un tableau que Matisse ne considère pas comme terminé mais un tableau qu’il gardera dans ses réserves toute sa vie durant et que personne, ou presque, ne pourra voir. Ce n’est qu’en 1966, c’est-à-dire 22 ans après sa mort, que le tableau est exposé pour la première fois. Est-ce à dire que Matisse avait gardé le tableau secret parce que, trop inquiétant, il lui évoquait la perspective des horreurs de la guerre, parce qu’il contrevenait ainsi à son credo d’un art qui apaise ? Nous ne connaîtrons jamais la réponse. Toujours est-il qu’à posteriori – la tentation était trop forte ! – on imaginera bien évidemment Matisse précurseur de Barnett Newman, de Mark Rothko et d’Ad Reinhardt. La Porte-fenêtre à Collioure annonçait à la fois les « zips » de Newman, les grands rectangles épurés de Rothko et les noirs de Reinhardt. Aucun des trois toutefois n’avaient vu le tableau de 1914.

Ce dispositif aux motifs apparemment incompatibles mais associés et, dans le cadre du tableau, harmonisés me fait penser à d’autres mise en cadre, à d’autres artistes, à d’autres formes d’expression même. Comment ne pas évoquer certaines photos de Henri Cartier-Bresson, des portraits de Matisse précisément captés peu après la seconde guerre mondiale chez le peintre dans la quiétude du pays niçois. Le plus célèbre de ces portraits, le plus fréquemment reproduit, montre le peintre assis au plus profond d’un large fauteuil, une colombe docile à la main, le regard attentif au profil de l’oiseau qu’il capte dans un grand carnet posé sur les genoux, à l’avant-plan une cage sur laquelle posent paisibles trois autres colombes tandis qu’à l’arrière-plan, une autre cage, vide celle-là répond à celle du premier plan. Il y a aussi cet autre photo, beaucoup moins connue, où le peintre apparait, toujours dans sa villa Le Rêve à Vence, cette fois debout au fond d’un atelier que l’on découvre depuis une autre pièce sur les murs de laquelle apparaît Le Rêve de 1940. Dans les deux photos, comme dans certaines autres prises par Cartier-Bresson à cette époque, le photographe, comme le peintre tout au long de sa vie, réussit cette gageure de multiplier les centres d’intérêts dans le même cadre tout en parvenant à faire de cette diversité un tout. Il y a des oiseaux, des cages, des objets sur les tables, des dessins et des peintures accrochés au mur, une cheminée aux motifs sculptés… Et tout cela, toutes ces choses diverses, tous ces potentiels centres d’intérêts qui pourraient se nuire, qui pourraient nous distraire, tout cela s’assemble et forme un tout cohérent. Comme lorsque Matisse associe une table avec une corbeille de fruits, une nappe aux motifs fleuris, un vase avec des fleurs, une peinture accrochée à un mur couvert de papier peint et une fenêtre par laquelle on découvre un jardin, des fleurs, des arbres et une maison…   Il y aurait aussi peut-être, moins complexe, cette célèbre photo que prend Willy Ronis dans le Lubéron : une pièce sombre, quelques objets posés sur l’appui de fenêtre, un mortier et quelques vieux journaux repliés dans un coin, un garçon qui lance son planeur depuis la terrasse inondée de la lumière de l’été.

Willy Ronis, Henri Cartier-Bresson, on pourrait aussi citer Robert Doisneau, Izis, André Kertesz, Edouard Boubat… ces photographes humanistes de l’après-guerre avaient une telle empathie pour leurs sujets qu’ils savaient capter l’instant, le deviner même, saisir la fraction de seconde où les différentes – et quelquefois très antagonistes – composantes de l’image faisaient sens. 

 Comment ne pas penser aussi, pourquoi pas, au commissaire Maigret qui, lui aussi se distingue par sa capacité à non pas identifier et isoler un indice mais à respirer une atmosphère, à ne pas extraire, à ne pas juger mais avant tout à saisir un tout et, par-là, à comprendre.

Comment ne pas aussi penser à ces ambiances de bistrots particulièrement enfumés saisis en plan large par la caméra de Claude Sautet, quelquefois même depuis le trottoir d’en face, ces bistrots où chacun s’interpelle, où chacun se confie, où il fait bon vivre parce que le souffle de l’amitié y est palpable et qu’elle fait chaud au cœur. Surtout quand il pleut dehors…

Sautet, Simenon, Cartier-Bresson sont-ils si éloignés de Matisse ? Après tout, ne parlent-ils pas une même langue habitée par le souci de l’humain. Une même ambition d’empathie. Une même ambition de faire du lien là où habituellement d’autres chercheraient à opposer et à isoler.

Cela dit, la fondation Beyeler, à côté de cette exposition temporaire propose, comme chaque fois, un accrochage de quelques-uns de ses chefs d’œuvre. Cette fois, sous le prétexte d’évoquer la célèbre formule de Schiller de 1795 « L’art est fille de la liberté », la fondation emmène le visiteur dans des confrontations originales et interpellantes. Un régal là aussi de sensibilité et d’intelligence dans le choix opéré et la mise en dialogue. Des correspondances étonnantes naissent entre des portraits de Ferdinand Hodler, de Marlène Dumas, d’Elisabeth Peyton et d’Edouard Manet, plus habituelles mais toutes aussi savoureuses entre des compositions de Paul Cézanne, Piet Mondrian, Georges Braque et Pablo Picasso ou entre un Barnett Newman, un Mark Rothko et un Ad Reinhardt (comme par hasard à quelques mètres de la salle où est exposé la Porte-fenêtre à Collioure !). On notera aussi des Peter Doig et un Michael Marmitage accrochés dans une salle voisine de celle des Acanthes (Paysage marocain) fait par Matisse à Tanger en 1912… On découvrira aussi avec intérêt une salle consacrée à Thomas Schütte et une autre où règne le grand tableau des Nymphéas de Monet.

Matisse Invitation au voyage, Fondation Beyeler, Riehen (Bâle) jusqu’au 26 janvier.

Philippe Delaite

PS : Si vous allez à la Fondation Beyeler en voiture, sortez de l’autoroute Strasbourg – Bâle à hauteur de l’aéroport, direction Lörrach ensuite, une fois en Allemagne, vous jetterez un coup d’œil à l’usine Vitra (avec des bâtiments construits par Ando, Gehry, Hadid, Herzog et de Meuron, Prouvé et Buckminster-Füller), vous traverserez Weil-am-Rhein et vous passerez ensuite la douane suisse à la sortie de la localité, la Fondation est quelque centaines de mètres plus loin.

Cette solution vous permettra d’éviter Bâle, ses feux rouges, ses trams et ses embouteillages. Vous accéderez à Riehen sans devoir acheter la vignette des autoroutes suisses.

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