Prix Marcel Duchamp 2024: projeter le présent.

Gaëlle Choisne, lauréate du prix Marcel-Duchamp 2024


Exposition au Centre Georges Pompidou de ParisDu 2 oct. 2024 – 6 janv. 2025
Galerie 4 – niveau 1
De 11h – 21h, tous les jours sauf mardi 

En cette vingt-quatrième édition, le prix Marcel Duchamp érige presque en dogme la mise en avant d’artistes non seulement emblématiques de la scène française, mais aussi et surtout empreints de l’esprit de l’époque. De ce fait, bousculant les canevas critériés de l’Avant-Garde, les œuvres exposées s’épanouissent dans cette dialectique de la pluridisciplinarité mâtinée de préoccupations sociétales proprement contemporaines. Sous l’égide du concept de projection, véritable fil rouge des pièces sélectionnées, la pluralité des créations s’agence dans l’écho feutré du postmodernisme ambiant. Une diversité d’intentions et de thèmes dont la cohésion demeure tout le contraire d’une illusion savamment orchestrée, mais plutôt celle de la coexistence effective de sujets en apparence antinomiques. Des sujets imanents et transcendants dont la complexité et la richesse tordent le cou, d’ailleurs, au paradoxe facile qui a bon dos, beaucoup trop répandu dans les sphères de l’art contemporain.
Ainsi Abdelkader Benchamma, fidèle au dessin comme médium essentiel, trace les contours d’une métaphysique personnelle, où l’incongru mélange entre l’art rupestre et une cosmogonie numérique s’opère avec une fluidité troublante. Une démarche qui entre en résonance avec l’univers de Gaëlle Choisne, dont les sculptures, installations et vidéos s’imposent en reliquaires très actuels d’une esthétique créolisée. À leur tour, Angela Detanico et Rafael Lain se lance dans la quête effrénée d’une typographie stellaire en perpétuelle mutation, soutenue par un effort obsessionel de contenir l’insaisissable mathématique des choses. Enfin, Noémie Goudal projette, avec une gravité magistrale, deux vidéos où les strates du réel s’effritent, laissant entrevoir la décrépitude de notre réalité matérielle.
Ainsi se dessine un ensemble d’interrogations – toujours cosmiques, souvent sociétales et indubitablement présentes dans les têtes – qui, dans leur convergences incertaines, s’efforcent de capturer les soubresauts de notre époque ainsi que leurs implications dans le monde invisible. 
Afin d’aller plus loin, voici le détail de ces propositions…

– Abdelkader Benchamma (1975, France)
Au bord des mondes – 2024
Installation in situ – Encre et fusain sur mur, papier marouflé sur toile et dibond, projections de films d’animations.
126.00 x 80.00 cm
Provenance : Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York 

Abdelkader Benchamma, artiste français, dessinateur de l’imperceptible, semble avoir pris pour royaume ce territoire où la matière se défait, où l’ordonnancement du monde vacille. Laissant paraître le tumulte secret des forces primordiales, l’artiste déploie aux murs du Centre Georges Pompidou des lignes noires, denses ou arachnéennes, qui s’entrelacent, tourbillonnent et s’effondrent, comme si un chaos s’était figé en un instant de grâce. Cette néo-peinture rupestre renoue ainsi avec la fonction originelle, profondément ritualique et magique, de l’art pariétal.
Un art, ici, devenu hybride, résolument métaphysique, qui porte en lui toute la tension entre la rigueur scientifique des vidéos projetées et la poésie mystique du dessin à l’encre de Chine. Chez Benchamma, on devine les effluves de grands récits préhistoriques mêlés à la froideur abstraite des vecteurs numérisés qui s’animent aux murs. Les explosions stellaires, les Vortex, les fractures telluriques, les écumes vibrantes des champs magnétiques, directement projetés sur le dessin, se muent en visions hallucinées, où chaque détail semble se mouvoir, comme si l’univers s’offrait au regard encore neuf du premier homme. Ainsi, recouverts de l’encre noir de l’artiste, les murs deviennent des peaux palpitantes, des parois de cavernes aux crevasses qui vibrent d’une énergie atavique. L’artiste devient le cartographe de ces contrées que l’homme moderne a oubliées, trop absorbé justement par ces machines qu’il a créés. Machines qui génèrent, justement, les images synthétiques qui se surimpriment à même la fresque. Et, au lieu de sombrer dans l’insensé et le foutraque, ces images révèlent, dans leur vertige, une étrange beauté : celle du désordre devenu cosmos, de la matière dissoute renaissant en une poésie virtuelle.

– Gaëlle Choisne (1985, France)
* »Safe Space for a passing history – Ère du verseau 99999″
2024
ObjetTechnique
5 panneaux de contreplaqué, impression UV, collage, peinture, pastel à l’huile, coquillages cauris, pierres précieuses, argile, clés et autres objets significatifs.
310.00 x 765.00 cm 

Gaëlle Choisne n’est point de ces artistes qui caressent l’évidence. Au contraire, son art opère comme une cérémonie mystérieuse, une liturgie profane où les matières, aussi triviales qu’étranges — cires dégoulinantes, bétons craquelés, métaux rouillés, plâtre, céramique, grillage à poule — s’incarnent en symboles troubles, mi-sacrés, mi-désabusés.
Sous cette façade néo-punk et (osons le mot) woke, un fil conducteur serpente : celui d’une révolte contre l’amnésie des peuples, contre l’histoire figée et blanchie par des siècles d’indifférence. Chez elle, les récits se déconstruisent, la parole des opprimés s’élève, et les fantômes de l’époque coloniale se transforment en ex-voto pour de nouveaux mondes possibles. 
Ainsi avec « Ruche Creole Garden in Normandie » Gaëlle opère une cristallisation totale dans une espèce de grotte personnelle qui demeure également celle de l’Histoire. Au sein de cet espace, délire psychédélique-punk, autobiographie et message politique revendicatif coexistent joyeusement, tout en évitant que la révolte sous-jacente à l’oeuvre adopte, par une trivialité fantasmagorique, un caractère mièvre. Il y a dans ses installations une désinvolture savamment étudiée, une poésie de l’agglomérat, de la récup et du fragment, où chaque détail, si insignifiant soit-il, semble murmurer un secret perdu. Son art, en somme, ne se contemple pas ; il s’habite, s’éprouve. Il s’agence comme comme un patchwork spatio-temporel où les revendications sociétales livrent bataillent affublées d’une armure en coquillages sertie de pierre précieuses. Une sorte cosplay de crystal, avec des mégots écrasés dessus, que le visiteur choisira de porter en explorant ce jardin – en fin de compte – pas si imaginaire que ça. 


– Angela Detanico et Rafael Lain
« Flowering of light »- 2024 
Nouveaux médias.
Double projection – 26 minutes 45 secondes.

Angela Detanico et Rafael Lain, deux figures atypiques de l’art contemporain brésilien, semblent œuvrer dans une sphère où la rigueur scientifique se mêle à une poésie astrale d’une rare abstraction. Démiurges d’un monde où les concepts se déploient avec une froide élégance, leur démarche, à bien y regarder, n’est rien d’autre qu’une tentative d’apprivoiser l’insaisissable, de donner un sens à ce qui échappe à la perception humaine par la captation esthétique de l’infiniment grand et expansif, à savoir: le Cosmos.
Dans « Flowering of ligth », présenté à Beaubourg, l’ambition des artistes s’avère haute, voire même outrancièrement démesurée. Il s’agit ni plus ni moins ici de tendre à recréer, en une double projection dantesque, le rayonnement d’un corps céleste plasmatique par réactions de fusion nucléaire. De la sorte et comme le titre l’indique magnifiquement, les artistes s’enchinent en 26 minutes à nous faire vivre la floraison de la Lumière des étoiles.
Pour ces artisans du concept, l’univers physique n’est pas un amas chaotique de forces aveugles, mais une partition rigoureusement ordonnée, que leurs œuvres déchiffrent comme on décrypterait les notes d’une symphonie jouée dans la voie lactée. Une symphonie, donc, rigoureusement silencieuse.
Gravité, orbites, pulsar, constellations… Autant de langages cachés qu’ils s’évertuent à traduire dans une pureté géométrique, dépouillée jusqu’à l’os. C’est là un mysticisme mathématique, où les nombres dansent sous une voûte céleste.Les supports varient, mais le fond demeure : vidéos, installations, typographies, tout cela se plie à une même exigence de pureté et de sens. Leur œuvre tout entière pourrait être vue comme une tentative de dresser un atlas de l’immatériel, une géographie intime et universelle, où les continents ne sont faits que d’idées et les océans, de silences. Il y a, chez Detanico et Lain, une obsession pour ce qui échappe aux regards pressés, une volonté de capturer l’immatériel, de tendre l’oreille vers des harmonies qu’aucune oreille profane ne saurait entendre. Une esthétique du dépouillement, certes, mais aussi du vertige, du mystère, et de cette étrange beauté qui naît lorsque le rationnel flirte avec l’Infini.

– Noémie Goudal (1984, France)
Supra Strata – 2024.
Nouveaux médias – Installation filmique.
Durée:17 minutes.
Provenance : Courtesy Gallery Edel Assanti. 

Dans son installation « Supra Strata », Noémie Goudal semble faire preuve d’un esprit profondément fataliste, oscillant entre la célébration du factice et une interrogation mélancolique du réel. Elle bâtit, à travers son double dispositif filmique, deux paysages chimériques et déliquescents où la nature se maquille de mensonges sublimes, où la vérité tangible s’efface devant les caprices aléatoires d’étranges cataclysmes. De la sorte, baignée dans une musique atonale, une banquise inidentifiée en carton se liquéfie devant nos yeux, tandis que ceux-ci sont simultanément sollicités par un deuxième effondrement adjacent: celui d’une jungle humide et foisonnante qui se désagrége en de longues coulées synthétiques.
Fidèle à sa démarche artistique, Noémie creuse inlassablement le sillon du panorama et de la relation qu’il entretient entre nature et artifice. Ses œuvres, ces étranges hybridations entre l’organique et l’artificiel, s’élèvent comme des cathédrales agnostiques et monumentales profanées par un terrible phénomène, apparemment inarrétable. Là où la nature sauvage offre son austère et indifférente beauté, Goudal interpose des artefacts : des structures géométriques en papier, des collages improbables, des surfaces plissées et fragiles. Le paysage devient un théâtre où les décors, tout en s’efforçant de s’intégrer, trahissent une déconcertante dissonance avant de progressivement se désintégrer. Mais derrière ce jeu sophistiqué de l’artifice se cache une angoisse sourde, une méditation quasi mystique sur la fuite du temps et la Vanité humaine.
Ainsi, en arpentant son installation et en se laissant porter par ses films, on pourrait se croire transporté dans une simulation de fin du monde. Une troublante répétion, à l’exaltation esthétique certaine, où l’Apocalypse est figurée dans un sublime décor en carton pâte. Et face à ce théâtre du monde filmé dans son obsolescence se mêle, en une évidente synthèse, le trouble et la fascination du spectateur. 

Jean-Marc Reichart 

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