Jean-Luc Caizergues a été machiniste à l’opéra de Montpellier jusqu’en 2018 et clôt une étrange trilogie avec Bébé rose, un recueil de « poésie-fiction », comme les deux précédents, La plus grande civilisation de tous les temps et Mon suicide. Bébé rose est à son tour réparti en trois parties (distribuées en quatre chapitres), deux suites de poèmes brefs encadrant un texte en prose. Chaque suite de poèmes est également limitée à trois poèmes et chacun d’entre eux en trois strophes. Voilà pour le dispositif, très cohérent.
C’est de la prime enfance qu’il est question dans Bébé rose, avec un développement – dans la partie centrale – centré sur le moment de la naissance, ses préalables et ses suites, ce qui donne à ce recueil des accents de vade-mecum quant aux joies et aux affres de l’enfantement. Les mamans apprécieront.
Dans les poèmes, aussi brefs que des haïkus, les scènes baignent d’abord dans un climat d’innocence, mais celui-ci vire insensiblement à l’intranquillité par le biais de sous-entendus menaçants : le tout beau et le tout gentil virent au pire. La présence d’un dépeceur n’est pas exclue et, logique avec cette hypothèse, Caizergues tronçonne les mots dans une optique toute différente de celle du cut-up cher à la Beat Generation :
L’objet du je
Mon cou-
teau re-
trouvé
dans les
feuilles
mortes
le jeu
consiste
à dé-
couvrir
qui l’a
perdu.
L’efficacité de ces poèmes est notamment liée à la maîtrise de l’auteur dans l’écriture de phrases nominales, caractéristiques de la première partie du livre. Et de quoi d’autre est-il question? Mais de papa et de maman, lui requis par le travail, elle par l’amour – en l’absence du mari.
On a établi un parallèle entre l’esprit de ces textes et l’humour hilarant et décapant de Roland Topor, mais Caizergues peut provoquer une réaction plus ambiguë, où le lecteur se surprend à rire plus sournoisement. En ce sens, Bébé rose agit comme les papiers indicateurs de pH utilisés en chimie, comme la phénolphtaléine: sa lecture révèle nos dispositions à rire ou faire la grimace, nos dispositions les plus enfouies, acides ou basiques. On songe aussi à de mauvaises pensées, infréquentables et, qui sait, contagieuses ? Dans son précédent livre, Mon suicide, Caizergues avait déjà jeté sa propre enfance en pâture et s’est expliqué sur ses raisons :
Le mauvais sort réservé aux enfants dans mes poèmes était la métaphore du déclin démographique en Occident.
Un point d’histoire encore : en 2004, le premier titre de la trilogie de Caizergues avait effrayé les membres de la Centre National du Livre au point d’être sanctionné par un refus. Quoi ? Les élites parisiennes devenaient-elle très à cheval sur la bien-pensance ? La ville aux parfums licencieux se sentait-elle pousser des ailes du côté de Saint-Sulpice ?
Caizergues a observé la réalité, après quoi l’imagination a fait le reste, y compris celle du lecteur, de la lectrice. En raison de quoi, mine de rien, Bébé rose n’est pas enveloppé de cette seule couleur.
Philippe Dewolf
Jean-Luc Caizergues, Bébé rose – Poésie-fiction. Paris, Flammarion, 2024. 124 p., 18 €.
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