Léon Wuidar et moi

Plus il y a de contraintes, plus ça devient un jeu.

Léon Wuidar

Nous avons commencé, Léon et moi, à enseigner à l’académie la même année. Et je l’ai côtoyé pendant plus d’une vingtaine d’années. Entre deux cours pendant longtemps, l’organisation de mon horaire me laissait un laps de temps de quelques minutes qui me permettait d’aller saluer les professeurs, Léon, Jacques, Alain et Jean qui donnaient cours dans l’atelier voisin de ma classe obscure. Léon était assis à sa table, je me glissais entre deux étudiants pour échanger quelques mots avec lui.

Pendant de nombreuses années, je fus le plus jeune professeur de l’institution, un professeur d’histoire de l’art jeune diplômé de l’université qui se retrouvait au milieu d’artistes professeurs. Un jeune professeur qui très vite comprit qu’il avait encore beaucoup à apprendre dans son rapport avec les œuvres d’art. Quand on sort diplômé, licencié, agrégé, on a les titres mais on n’a pas nécessairement les clés pour enseigner à de jeunes artistes étudiants. Il n’est pas rare d’entendre les anciens révéler que le meilleur moyen pour devenir professeur, c’est de se référer à ces modèles de professeurs qu’on a connu durant sa scolarité. Peut-être. En tout cas, je puis affirmer aujourd’hui qu’à l’exception d’une seule professeure, ce n’est certainement pas à l’université que je pouvais trouver les exemples à suivre si je voulais intéresser mes étudiants artistes. Aujourd’hui encore, quand je prends la parole en public pour une conférence, il m’arrive de penser à cette demoiselle, déjà âgée à l’époque, qui entamait ses cours à un train d’enfer et qui vous emportait par son enthousiasme et sa passion. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. J’ai encore en mémoire le souvenir d’excursions durant lesquelles, la journée durant, elle nous emmenait d’églises en chapelles, de musées en sites archéologiques et, après le souper, elle trouvait encore de l’énergie, passé dix heures du soir, pour nous faire découvrir quelques silex conservés précieusement dans les cartons d’une réserve d’un obscur musée local… Avec elle, j’avais compris que pour intéresser la personne qui vous écoute, il faut être soi-même passionné. Ce n’est effectivement pas en énumérant, à longueur de cours et d’une voix monotone, des listes d’artistes et d’œuvres avec leurs dates minutieusement annotées qu’on peut passionner un auditoire. Et mon auditoire à l’académie, ce qui l’intéressait, ce n’était ni les dates ni les classements, ce n’était ni le « qui » ni le « quand » mais le « comment » et surtout le « pourquoi ». Et là, je dois bien l’avouer, fréquenter des artistes quotidiennement m’a ouvert les yeux, m’a entrainé à me poser à chaque fois des questions : comment est-ce fait et pourquoi est-ce fait de cette façon, pourquoi choisir de parler de cet artiste plutôt que de celui-là, pourquoi choisir cette peinture plutôt que celle-là pour évoquer cet artiste. Que faut-il dire ? Que faut-il faire voir ? Que faut-il essayer de faire comprendre ? Mais surtout : Qu’est-ce qu’une œuvre qui a cinq cents ans peut encore nous apprendre sur ce que c’est qu’organiser des formes dans un rectangle et sur ce que c’est que créer ? Qu’est-ce qu’une affiche conçue en 1885 peut encore nous apprendre quand on travaille avec une souris et un écran ? Avant tout, il faut regarder et prendre son temps. Et ça, peu de livres vous l’enseignent hélas. Regarder et prendre son temps. Je me souviendrai toujours de Léon qui me racontait son voyage à Londres quand il était jeune, je ne sais combien de jours il était resté là-bas mais il avait choisi de passer chaque matinée dans une seule salle de musée et de revenir le lendemain pour y voir la salle suivante ! Regarder, observer attentivement et prendre son temps. Dans mes cours, je ne parlais pas de l’exemple de Léon mais j’évoquais souvent ce passage de « Compagnons de voyage », une nouvelle d’Henry James écrite en 1870 dans laquelle, après avoir décrit attentivement un tableau de Tintoret dans une église de Venise, le narrateur conclut par cette phrase : et nous consacrâmes encore une demi-heure à observer le tableau…

Alors que nous sommes depuis longtemps et de plus en plus happés par la vitesse, j’ai toujours entendu Léon revendiquer sa lenteur. Il sous-entend que cette lenteur lui est quasiment congénitale mais je suis certain qu’elle résulte d’un choix. Prendre le temps.

Je me souviendrai toujours d’une réponse de Léon, un jour matin à l’académie, alors que nous nous dirigions vers nos classes respectives, j’avais dit avec humour que « j’allais enseigner la vérité ». Et lui de me répondre : « moi pas Philippe, je vais dispenser le doute ». J’avais ri bien sûr et lui, l’œil pétillant, n’avait sans doute esquissé qu’un petit sourire. Mais j’avais compris la leçon.

Voici quelques mois, dans un vieux numéro de la revue qu’il avait dirigé pendant de nombreuses années, je découvrais ce que le R.P. Couturier racontait : il avait pris le parti de  déconcerter délibérément ses collègues comme ses étudiants américains en arts plastiques pendant la guerre en disant une chose un jour et son contraire à l’occasion du cours suivant. Semer le doute. Semer le doute et permettre à chacun de trouver par soi-même sa propre voie. « Soyez vous-mêmes » répond-il à Hans Ulrich Obrist en 2020 lorsque celui-ci lui demande le conseil qu’il donnerait aux jeunes artistes (interview en introduction à son exposition rétrospective au Haus Konstruktiv Museum de Zurich).

Voici longtemps, invité par ses anciens collègues professeurs dans son ancienne école qui formait des régents en arts plastiques et après une évocation de son parcours d’artiste, Léon s’était prêté au jeu des questions réponses. Un de ses anciens collègues lui posa la question : « Léon, y-a-il une différence – et si c’est le cas quelle est-elle selon toi – entre être professeur dans une école habituelle et être professeur à l’académie ? Enseigne-t-on de la même façon ? »  Je me souviendrai toujours de la réponse de Léon qui, après un moment de réflexion avança : «  Habituellement, le professeur attend que l’élève s’approche au plus près d’une certaine norme dans l’exercice qu’on lui a soumis, le respect de l’orthographe, l’exactitude d’un calcul, la justesse d’une traduction ; quand l’élève produit ce que son professeur attend, il sera d’autant mieux coté. Dans l’enseignement artistique, c’est l’inverse : quand l’élève produit ce que le professeur avait imaginé, c’est qu’il est relativement médiocre : le bon élève, lui il surprend et propose quelque chose auquel le professeur n’avait pas pensé. »

J’ai le grand honneur et le très grand plaisir de connaître Léon depuis très longtemps. Ce qui est infiniment appréciable avec lui, c’est que quand on lui pose une question, jamais il n’élude, il prendra toujours le temps de réfléchir puis de formuler la réponse la plus adéquate même si la question porte sur un simple détail technique. Bien sûr, si un bon mot lui vient à l’esprit, la réponse viendra après. Certes Léon pratique l’humour à froid. Il peut avancer son bon mot avec un aplomb et un sérieux déconcertant. Dans l’entretien filmé pour l’exposition de la galerie Wittert, il explique qu’une fois terminé son travail, sa peinture, son dessin, sa gravure, pourra être diversement vécu par le spectateur. C’est au spectateur de faire le chemin, de se poser des questions, de choisir comment lire, comment interpréter. Comme ses bons mots.

Quand on écoute Léon évoquer ses souvenirs, manifester ses enthousiasmes, on est quelquefois surpris d’apprendre combien des créations, ma foi bien éloignées de la peinture, ont beaucoup compté pour lui. Combien de fois ne m’a-t-il pas parlé des illustrés de sa jeunesse, des bandes dessinées publiées à Liège après la guerre comme Wrill ou Grand Coeur. Voici quelques années, pour une publication dans laquelle il allait évoquer ses souvenirs, il m’avait demandé de lui retrouver des cases de Tif et Tondu dessinées par Dineur dans les années quarante. Pour lui, une illustration publiée dans une revue pour enfant mérite autant d’attention qu’une peinture d’un grand nom de l’histoire de l’art. Cette manière de procéder, cette façon de bousculer les hiérarchies qu’importe les origines et les époques, cet œil qui se nourrit de tout même du plus humble des dessins fut un exemple pour moi qui devait ouvrir les yeux des étudiants sur l’intérêt d’une enluminure carolingienne, d’un lettrage conçu au Bauhaus, d’une case de Flash Gordon ou d’une affiche dessinée avant la guerre au Royaume-Uni.

Au début de ma carrière, à l’occasion des examens oraux, très souvent j’invitais les professeurs des cours artistiques à assister à l’examen et à interroger avec moi. Jacques Charlier, Freddy Beunckens, Christiane Willemsen ou Léon m’ont ainsi accompagné. La pratique avait été instituée par un de mes prédécesseurs et l’idée était de rassurer l’étudiant dans une épreuve pour laquelle il n’était pas familier. Elle n’a duré que quelques années car elle avait en fin de compte un effet contraire de celui souhaité. Après tout, être face à deux professeurs est souvent plus intimidant que face à un seul. C’est à cette occasion que Léon m’a conseillé une pratique qui m’a rendu service et que j’ai appliqué pendant la quarantaine d’années de ma carrière. Quand on interroge un étudiant, on lui pose des questions puis, au terme de l’entretien, l’élève se lève et quitte le local ; c’est à ce moment qu’on écrit la cote qu’on lui attribue. Si on ne dissimule pas la cote attribuée, il sera très facile pour l’étudiant suivant de la lire à l’envers et de la révéler aux autres alors que, quelquefois, celle-ci fasse l’objet d’un ajustement a posteriori. Dissimuler ce qu’on note n’est pas facile, c’est surtout très fastidieux. Léon m’a donné la clé : « Philippe, quand j’interroge un étudiant, je garde toujours mon carnet ouvert, je ne cache rien. Je note son nom, les matières sur lesquelles je l’ai interrogé et ensuite je lui attribue une cote formulée en lettres, les lettres de mon nom qui, tu le remarqueras, ne comporte que des lettres différentes. Donc, cela donne : L = 1, E = 2, O = 3, N = 4, W = 5, etc. Et si je veux nuancer, je mets deux lettres ainsi ID = 7,5 ».

Cette méthode, je l’ai appliquée durant toute ma carrière, mes cahiers de classes où j’ai collationné les résultats des examens oraux sont constellés des « lettres » de Léon. Encore que, fort heureusement, on y trouve plus souvent les « lettres » de Wuidar !

Il y a une chose encore que je me dois d’ajouter : à écouter Léon parler de son travail, à lire les textes qu’il a écrit, les entretiens qu’il a donné, inévitablement l’envie nous vient, en toute humilité, de prendre à son tour le crayon, la plume ou le pinceau.

                                                                                   Philippe Delaite

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