HANS/JEAN ARP ET SOPHIE TAEUBER-ARP

E. Linck, Sophie Taeuber et Hans Arp devant des marionnettes, 1918.

COMPOSITIONS ESTHÉTIQUES ET AMOUREUSES

par Véronique Bergen.

         Acteurs majeurs de l’avant-garde artistique dans la première moitié du XXème siècle, figures essentielles du dadaïsme, de l’art abstrait, Hans/Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp sont à l’honneur au Bozar qui leur consacre une exposition exceptionnelle rassemblant plus de 250 œuvres. Vingt ans après une exposition autour de Jean Arp, Bozar nous offre une rétrospective saisissante des œuvres textiles, des peintures, des dessins, des sculptures, des collages, des bijoux de ce couple qui, partageant une même vision de l’art, n’a cessé de s’inspirer dans une fécondité réciproque. Au centre de cette grande rétrospective dont Walburga Krupp est la commissaire figurent des pièces maîtresses : des créations à quatre mains comme Duo-peinture, Sculpture conjugale, Duo-dessins.

A partir de 1915, année de leur rencontre à la galerie Tanner de Zurich, l’un et l’autre exploreront de nombreuses disciplines, la peinture, la sculpture, le tissage, le mobilier, la décoration, la danse du côté de Sophie Taeuber (1889-1943), la peinture, la sculpture, la poésie du côté de Jean Arp (1886-1966). En 1916, aux côtés de Tristan Tzara, Marcel Janco, Hugo Ball, Emmy Hennings, Richard Huelsenbeck, Hans Arp est l’un des fondateurs du Cabaret Voltaire, plaque-tournante du dadaïsme qui surgit dans le fracas de la Première Guerre mondiale. Hans Arp (né Allemand dans l’Alsace occupée, devenant français en 1918) et Sophie Taeuber (née en Suisse, à Davos) se retrouvent au centre d’un mouvement qui, promouvant la fronde contre la logique, contre la guerre, contre les conventions, entend rompre avec la tradition, avec l’esprit bourgeois, avec la séparation entre l’art et de la vie, entre les arts majeurs et les arts mineurs. Durant les années Dada, Sophie Taeuber et Jean Arp épousent l’esprit de ce manifeste en faveur d’une liberté des formes esthétiques et de l’émancipation existentielle. « Dada est une nouvelle tendance artistique, on s’en rend bien compte, puisque, jusqu’à aujourd’hui, personne n’en savait rien et que demain tout Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en effet, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc. C’est un mot international. Seulement un mot et ce mot comme mouvement » écrit Hugo Ball dans son Manifeste Dada. Axée sur une composition géométrique, l’œuvre Tapisserie Dada (1916) de Sophie Taeuber pose les bases de tableaux textiles, repense les supports, les rapports rythmiques entre les couleurs, les formes et l’espace qu’elles peuplent. Dans les créations des années 1920 au travers desquelles Jean Arp revisite l’humain dans le sens d’une abstraction progressive, dans ses recueils poétiques, l’humour, la dérision, la composante ludique du mouvement dada s’accompagnent d’une remise en question de la pensée logique, de la percée d’un autre regard sur le monde et ses lois optiques, conceptuelles, perceptives ainsi que d’une ouverture à l’aléatoire, au hasard. Chez les deux artistes, les éléments figuratifs entrent en tension avec le registre de l’abstraction jusqu’à la prédominance de la seconde, jusqu’à l’érosion des notions de représentation, de mimèsis. Rejetant la hiérarchie entre artisanat et art, entre beaux-arts et arts appliqués, Sophie Taeuber renouvellera l’art du textile en le déportant vers l’abstraction, développera un travail pictural et textile basé sur les motifs géométriques, sur le rythme des compositions, la ligne modulaire. Celle qui fut l’élève du chorégraphe Rudolf von Laban, qui suivit des cours auprès de Mary Wigman, qui presta ses chorégraphies abstraites sur la scène du Cabaret Voltaire, de la Galerie Dada importera le mouvement de la danse dans l’abstraction géométrique, les lignes ondulantes dans la rigueur sérielle de son vocabulaire plastique.

Sophie Taeuber-Arp, Tapisserie, 1924, laine et coton, 40 x 50 cm. Fondazione Marguerite Arp, Locarno. © Photo : Roberto Pellegrini, Bellinzona.

Le parcours de l’exposition suit le fil chronologique des années foisonnantes de création, de leur rencontre en 1915 à la mort accidentelle de Sophie-Taeuber-Arp en 1943, année où elle meurt à Zurich, intoxiquée au monoxyde de carbone dégagé par un poêle défectueux. Une dernière salle expose les œuvres arpiennes créées après la mort de son épouse. On mentionnera les salles consacrées aux créations textiles, aux broderies, aux marionnettes de Sophie Taeuber (conçues pour la pièce Le Roi-cerf de Gozzi) tandis que d’autres donnent à voir la phase arpienne du « langage-objet » dans les années 1920. Les tapisseries de Sophie-Taeuber-Arp déconstruisent la figuration par l’abstraction, l’anatomie humaine par la géométrie. Leur pratique de l’interdisciplinarité, l’importation de méthodes, de techniques d’une discipline à l’autre les lanceront dans l’aventure des reliefs polychromes en bois ou en carton, des sculptures en bois tourné, de la décoration des espaces de L’Aubette à Strasbourg (réalisée avec le designer Theo van Doesburg). C’est Sophie Taeuber qui concevra, dessinera leur maison-atelier de Clamart. Centre  névralgique de l’exposition : la beauté des compositions en duo, dans lesquelles jaillit une écriture qui dépasse les deux singularités créatrices. Dévasté par la mort de sa femme, Jean Arp développera après 1943 une œuvre qui revisite, re-crée les motifs de Sophie Taeuber, prolongeant leur collaboration de façon posthume.  « Tu peignais la clarté qui fait battre le cœur, tu peignais la nuit qui tend les étoiles, la douceur qui fait remuer les lèvres. », Jean Arp.

Tout à la fois partenaires, amants, époux, ils ont marqué de leur empreinte l’histoire des avant-gardes du XXème siècle. S’ils ont contribué à l’avènement du dadaïsme, à l’aventure de l’abstraction, accompagné le surréalisme, ils ne se sont jamais enfermés dans un mouvement, un courant, une technique, n’ont jamais étouffé leur liberté créatrice sous le dogmatisme. Virtuoses du décloisonnement, ils traversent les frontières qui délimitent les mouvements, les disciplines, éloignés tant de la rhétorique décorative que de la systématisation théorique. Leurs expériences dans l’invention de formes engagées dans l’abstraction sont également marquées par des différences d’inflexion, par  les singularités respectives de leurs imaginaires et des moyens expressifs pour les mettre en œuvre. Travaillant sur des compositions géométriques rigoureuses, mettant au point un langage pictural concentré sur la simplicité des cercles, des carrés, des rectangles, Sophie Taeuber-Arp s’est tournée au milieu des années 1930 vers des formes plus organiques, en prise sur le mouvement, injectant dans la construction des structures un dynamisme, des volutes, des lignes souples qui les élèvent au rang de formes dansantes. Depuis ses débuts, le langage plastique de Jean Harp s’inscrit dans une abstraction organique, s’inspire des formes de la nature, rejoint le biomorphisme qui défend une conception des formes plastiques au niveau de leur articulation avec le vivant. L’importance que Arp accorde au hasard dans ses collages, ses peintures s’inscrit dans la recherche de formes en devenir, dynamiques, fluides, non figées, en phase avec la genèse des formes de la nature. Loin d’envisager les registres esthétiques comme des tentatives de représentation des puissances de la nature, il conçoit l’activité artistique comme un phénomène organique, comme une des matérialisations de la force génésique de la nature.  

« Arrose-moi la lune.
Brosse-moi les dents de mes échelles.
Transporte-moi dans ta valise de chair sur mon toit d’os.
Cuis-moi un tonnerre.
Enferme-moi les tremblements de terre dans une cage
et cueille-moi un bouquet d’éclairs »,

Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965.

         Au travers de ce voyage sur les terres de deux créateurs novateurs, l’exposition nous dévoile les multiples manières dont ils ont cueilli un bouquet d’éclairs. Elle remet en lumière le travail pionnier de Sophie Taeuber-Arp trop longtemps éclipsé.

in Flux News, n°95, novembre, décembre, janvier 2024/2025. Septembre 2024.‘

Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp. Friends, Lovers, Partners’

Bozar.

Jusqu’au 19 janvier 2025.

L’exposition sera par la suite présentée au Henie Onstad Kunstsenter, à Høvikodden, en Norvège.

De nombreux événements sont organisés autour de l’exposition. Voir https://www.bozar.be

Dirigé par Walburga Krupp, le très beau catalogue (en anglais uniquement) comprend des textes de Walburga Krupp, Medea Hoch, Kurt De Boodt, Susanne N. Nielsen, Laura Piekelbauer, Isabelle Ewig, Caroline Ugelstad, Agatha Maruege, Simona Martinoli, Marie Claes ainsi qu’une lettre de Hans/Jean Arp.

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