LUMA 2024 : Brassage artistique international pour toucher les consciences

DRIFT, « Living Landscape », La Tour, Galerie Principale, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France..Murmuring Minds, 2024.© Image by Finn Bech

Comme à l’accoutumée, la fondation LUMA profite de la dimension gigantesque de son site établi sur d’anciens ateliers désaffectés  de Frank Gehry et des œuvres permanentes dispersées à travers le parc, les nouveautés intriguent. Difficile si pas impossible de tout voir en un seul jour. Si on n’a pas possibilité de s’installer plus longtemps, il faut choisir.

Il est malgré tout possible au visiteur de goûter à des propositions ponctuelles de courte durée. Par exemple s’essayer à devenir berger d’un troupeau formé par un ‘essaim’ de parallélépipèdes noirs se déplaçant sur une estrade en fonction aléatoire des déplacements humains. Cette expérience spectaculaire a été réalisée après une étude scientifique par DRIFT autrement dit par les Hollandais Lonneke Gordijn (1980) et Ralph Nauta (1978).

Verzutti : nécropole ironique

En guise d’accueil, Erika Verzutti (1971, vit et travaille entre São Paulo et l’Europe) propose un « Cimetière d’étoiles » : étalement cadastral rectangulaire de brocante où on retrouve des pierres, des bronzes, de l’argile, du papier, des coquilles d’œufs, des photographies… aux formes les plus diverses. Chaque objet est rangé avec une rigueur d’inventaire, soigneusement aligné, d’une certaine manière catégorisé au point de suggérer un travail d’archéologue ayant, grâce à ses fouilles, épuisé ce qu’un lieu précis contenait. Tout est là, précieusement disposé. Il ne reste plus, et ce sera le rôle du visiteur, qu’à en tirer un constat historique d’une époque, d’un territoire. Ce qui, en l’occurrence, pourrait bien être l’imaginaire qui hante l’artiste.

. Erika Verzutti, The Life of Sculptures, 2024, La Tour, Galerie Est,Parc des Ateliers, LUMA Arles, France, « Moderniste allongé, » 2024 – Béton.© Victor&Simon – Joana Luz.

Souvent elle affectionne le mélange des matières, la cohabitation d’objets de longévité variable selon leur fragilité ou leur solidité ; ils s’étalent de l’éphémère du vulnérable jusqu’au compact indestructible du minéral. Elle alterne également le brut et le façonné, la présence originelle et l’imitation formelle, ainsi l’œuf d’apparence frais pondu se retrouve auprès de celui cuit dur en bronze. Elle peut pétrir, graver, mouler, fondre, peindre, teinter, coller, englober. Elle ne craint pas d’associer le visible exhibé et le dissimulé inatteignable.

Ce qu’elle réalise a souvent rapport avec l’histoire de l’art. Il lui arrive de jeter un regard ironique teinté d’autodérision sur ce qui l’entoure. Ainsi cet assemblage d’éléments en béton intitulé « Moderniste allongé » ou « Plage nocturne avec radeaux ». Elle a plaisir à ouvrir le réel vers l’imaginatif, ainsi « Collier de jacques avec rêves », à miser sur des analogies faussement fortuites tel ce qui finit par sembler à un accessoire de maquillage sous l’étiquette insolente insolite de « Homéopathie avec actualités ». 

Si l’humour rend ce travail plutôt léger, il n’en demeure pas moins qu’il contient une réflexion latente à propos du temps dans le sens de la durée mais aussi du temps qu’est notre époque. Il est intéressant de percevoir que certaines œuvres, manifestement conçues comme des statues solides, contiennent des journaux dédiés par la force des choses à la volatilité de l’actualité. Elles témoignent de cette aspiration à figer certains présents pour leur donner une dimension muséale historique.

Tiravanija : art d’artifice piégeant le réel

Le Thaïlandais Rirkrit Tiravanija (1961, Buenos Aires ) est concepteur d’une œuvre polymorphe, perpétuellement en évolution parce que liée à la vie et à l’actualité du temps présent. Elle est souvent interactive car celles et ceux qui viennent la contempler se trouvent parfois confrontés à des actions inattendues effectuées dans les lieux mêmes des expositions. Cela va de la réalisation de plats asiatiques à déguster mais considérés comme des œuvres d’art à la confection sur place d’une sculpture à partir de seaux entassés les uns sur les autres et peu à peu remplis de déchets apportés spécialement avant d’être scellés pour être exposés.

Rirkrit Tiravanija, « Beaucoup de gens», Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. untitled 2023. (The shop).Techniques mixtes. © Victor&Simon – Iris Millot

Souvent l’interaction avec le public est présentée en tant que réaction à portée politique. Ainsi de la reconstitution au milieu d’une expo d’un petit salon de dégustation de café turc créé en Allemagne au moment où des agressions xénophobes. Car Tiravanija n’est pas quelqu’un qui sépare son travail artistique du fonctionnement de nos sociétés, qu’elles soient démocratiques ou totalitaires.

Vu sa volonté politique de participer aux changements de mentalité, de comportement en vue d’une société plus solidaire et sociale, l’artiste ne manque jamais d’intervenir selon sa perception très personnelle. Il en va de la sorte, par exemple, pour cette table de ping-pong installée en référence de manœuvres diplomatiques destinées à rapprocher USA et Chine. Sa déclinaison de portraits de Mao chromés au point que le personnage en devient invisible est une façon de ridiculiser le culte de la personnalité.

Lorsque nous pénétrons dans certaines installations très complexes, nous avons l’impression de nous retrouver au sein d’un commerce. Tout ce qui est montré a évidemment l’apparence du réel puisque confectionné minutieusement avec des marchandises ou des matériaux existants mais nous savons que c’est faux puisque ce commerce n’est pas fonctionnel économiquement. Le malaise nait alors et mène à la prise de conscience que ces produits offerts aux yeux, à la convoitise d’acquérir, apparaissent comme vains, superflus, inutiles.

Friedlander  : morcèlement étasunien

Le cinéaste Joël Coen (1954, Saint Louis Park) a sélectionné des photos de Lee Friedlander, (1934 , Aberdeen ; vit et travaille à New City). Ce choix a eu pour thématique essentielle une des constantes dans l’œuvre du photographe, celle de la récurrence de certains éléments de l’espace urbain. Ainsi, poteaux de signalisation ou d’éclairage, tronc d’arbres, fenêtres et portes, barrières et clôtures, encadrements, treillis, panneaux publicitaires et enseignes, écrans télé, tentures et rideaux, arêtes de murs, contours de pare-brise ou de rétroviseur, bordure de trottoir, contours de pare-brise ou de rétroviseur… Rien d’extraordinaire. Mais si on considère la forme de ces objets et non plus leur usage, on s’aperçoit qu’ils apparaissent comme des lignes verticales souvent, obliques parfois ou horizontales ou courbes. On peut alors se rendre compte qu’elles forment des ensembles comme dans une peinture abstraite géométrique.

3. Lee Friedlander, New Jersey, 1966 (imprimé en 2014), 27,9 x 35,6cm. © Lee Friedlander, avec l’aimable autorisation de Fraenkel Gallery, San Francisco et de Luhring Augustine, New York.

Les prises de vue urbaines sectionnent en effet l’espace en séquences multiples et prennent alors une autre signification. Un poteau suggèrera parfois une séparation, une frontière imaginaire. Les perpendiculaires des gratte-ciels ou de certains immeubles attestent spontanément de lieux séparés, même si les constructions se touchent, indiquant des démarcations entre citoyens, institutions, classes sociales.

Des clichés interrogent à propos des citadins. Imaginons un couple inconnu. Examinons la façade de leur habitation. Elle est sombre mais coupée par un duo d’auvents blancs réunis par une bande peinte elle aussi en blanc qui descend jusqu’au sol. Là, deux chaises vides, aussi blanches mais posées sur des rectangles noirs, sans doute des tapis de sol. À l’avant-plan, une barrière constituée de planchettes verticales à découpe oblique n’incite ni à entrer ni à sortir. De plus, le tronc noir d’un jeune arbre droit comme un i. Tout semble indiquer davantage d’antagonismes que de rapprochements, de fermeture au monde d’alentour que d’accueil chaleureux.

Au visiteur donc de percevoir ce que l’œil du cinéaste a trié et pourquoi. Chacun a l’embarras du choix. À y regarder de plus près, souvent la quantité de lignes s’inscrit comme autant de barrières, de clôtures, de balises, de frontières, de séparations. Il arrive que la juxtaposition d’éléments provoque l’inattendu. Ainsi tel paysage urbain devient-il une sorte de temporalité palpable dans la mesure où la superposition de l’envers d’un triangle de signal routier et du triangle formé par un bâtiment triangulaire rappelle la silhouette d’un sablier.

Ailleurs, voici, munie d’un grand miroir, une porte qui tout en enfermant l’espace du lieu le renvoie à lui-même en reflétant des fenêtres qui, elles, s’ouvrent sur l’extérieur. Puis, le côté façade aveugle d’une maison, mur composé de briques assemblées en plusieurs rectangles horizontaux, se dresse telle une muraille compacte tandis qu’à l’avant, quasi en ombre chinoise, la silhouette d’un homme se dessine dans l’invisible écran du cadre formé par un échafaudage.

Ce corpus s’éloigne des présentations convenues d’une Amérique triomphale, parangon des démocraties. Plutôt celle des réclusions, des rejets, des particularismes intolérants, des incertitudes minoritaires, des inégalités clivantes, dépositaire des excès consuméristes des ‘trente glorieuses’ tournés vers l’égocentrisme forcené.  

Kentdrige : un engagement plénier

Accueilli dans l’espace plus que cathédrale du bâtiment de la Mécanique générale, William Kentridge (1955, Johannesburg) y dispose de la possibilité monumentale de montrer sa prolifération créative d’artiste engagé omnidiscipliaire, témoin actif d’un pays qui connut l’apartheid. L’ensemble est foisonnant, époustouflant, interpellant d’autant qu’il nous parle d’oppression, de libération, d’immigration.

Au départ, il y a le prétexte de la création récente de son opéra de chambre « The Great Yes, The Great No » dont on peut voir ici la maquette du décor et la reproduction des masques de personnages célèbres qui y sont convoqués. Outre nombre de documents d’archives, on trouvera des éléments qui appartiennent au spectacle : figurines, marionnettes, pancartes politiques, projets de costumes…  

Mais cet ensemble immense comporte d’autres éléments puisque l’artiste reste en priorité dessinateur. Ainsi, sur d’anciennes grandes cartes géographiques scolaires françaises, sont brodées en noir des silhouettes de sud-africains en marche, portant sur la tête ce qu’elles emportent avec elles dans leurs exils. Expression à la fois de servitude coloniale subie, de la volonté farouche d’aller de l’avant.

William Kentridge, « To Cross One More Sea », 2024 – Installation vidéo HD à trois canaux, couleur, son, haut-parleurs mégaphones.© Victor&Simon – Joana Luz

Projection en alternance de deux films : « More Sweetly Play The Dance » et « Oh To Believe in Another World » sur un panoramique d’écrans juxtaposés. Le premier est une lente procession de personnages réels ou dessinés qui forme une transposition des fresques de danse macabre de notre moyen âge. Le second démontre l’échec des utopies communistes ayant sombré dans le totalitarisme et l’inanité du ségrégationnisme du temps où URSS et Chine faisaient alliance avec l’Afrique du Sud.

Un court métrage « O Sentimental Machine »est projeté par cinq vidéos sur la reconstitution d’une chambre d’hôtel où vécut Trotsky. On le voit prononcer un discours jamais diffusé, des images du régime soviétique. Ce début très sérieux se transforme en burlesque situation où une secrétaire de militants révolutionnaires se confronte à un mégaphone délirant. Traces des influences assumées par l’artiste avec le dadaïsme et le surréalisme.

Chicago : féminisme et féminité même combat

L’œuvre de Judy Chicago (1939, Chicago) a un parcours riche en créations. Son combat pour la reconnaissance des droits de la femme, de sa place dans la société nourrit une part essentielle de sa carrière. Sans jamais se contenter d’une seule manière de travailler, elle évolue plastiquement au fur et à mesure de ses trouvailles à travers l’histoire des femmes et les innovations de l’histoire de l’art.

Une sorte de journal intime pictural, réalisé en 1993-94, donne une idée assez précise des sujets et des styles traités par cet artiste hors norme qui lie sa vie personnelle à sa production esthétique. « Autobiography of a Year », 140 dessins et peintures présentés ensemble en atteste.

Judy Chicago, « Birth Trinity », du Birth Project, 1983. Points d’aiguille sur toile. Travail à l’aiguille de Susan Bloomenstein, Elizabeth Colten, Karen Fogel, Helene Hirmes, Bernice Levitt, Linda Rothenberg,et Miriam Vogelman.The Gusford Collection © ADAGP, Paris, 2024, © Judy Chicago/Artists Rights Society (ARS), New York. © ADAGP, Paris, 2024 © Victor & Simon – Renata Pires

Une salle est consacrée à des recherches acryliques polychromes et géométriques amenant une atmosphère particulière. Elle met au point un mélange très singulier. Elle part d’une base transparente de plâtre et de colle animale, elle ajoute une couche d’acrylique pulvérisé sur laquelle elle dépose de fines couches d’huile. Tout cela sur du lin… belge ! Ce qui aboutit à une luminosité vibrante très délicate et sensuelle.

Contraste avec le côté figuratif d’une série consacrée à l’accouchement qui affirme un réalisme stylisé, traduit par des successions de lignes onduleuses similaires à celles que produit le jet d’un objet dans de l’eau, ce qui suscite une impression d’étrangeté imprégnée de fantastique. Ailleurs, ce sont des bannières suspendues portant des phrases brodées qui interrogent sur les rapports femmes/hommes et femmes/société.

Une collection de vulves dessinées et schématisées de multiples façons témoigne en noir et blanc d’une virtuosité graphique et d’une inventivité illimitées dans le choix des analogies. Ce qui se retrouve à travers des peintures sur faïence où cette fois l’image de ce même organe féminin prend comme base la forme d’un papillon.

En parallèle, elle se comporte en chercheuse.

Judy Chicago n’hésite pas à recourir à des couturières pour certains travaux, comme elle ne craint pas de mêler les genres en utilisant d’autres procédés d’artisans, donc de s’approprier de pratiques plus axées vers le populaire afin de communiquer avec des personnes ordinaires, peu familières des métamorphoses esthétiques du siècle passé. Elle va même jusqu’à créer des ‘images d’Epinal’ actuelles peintes sur toile à broder avec interventions de travaux de couture et prenant ses titres à partir de proverbes ou formules connues à appliquer au quotidien dans sa vie.

Pour quitter cet univers, c’est une incursion libre dans un espace baptisé «Feather Room » autrement dit « Salle aux plumes ». Il suffit d’entrer, de suivre un petit couloir au sol jonché de duvet de canard et d’aboutir en un cul-de-sac plus large envahi de plumes avec lesquelles on peut jouer, retrouver des réflexes de gosse pour s’amuser à une sorte de bataille d’oreillers sans oreiller. Une liberté hors contraintes !

Michel Voiturier

Expositions présentée à LUMA, Parc des Ateliers, 35 avenue Victor Hugo Parc des Ateliers, 35 avenue Victor Hugo à Arles. Infos :  www.luma.org/arles/notre-programme.html

« La Vie des Sculptures » Erika Verzutti 30 juin 2024  La Tour, Galerie Est, Niveau 0

« Beaucoup de monde » Rirkrit Tiravanija 1 er juin 2024  Les Forges jusqu’au 3 novembre 2024

 « Herstory » Judy Chicago 30 juin 2024  Le Magasin Électrique, Bloc A jusqu’au 29 septembre 2024

 « Lee Friedlander Framed by Joel Coen » Lee Friedlander 30 juin 2024  La Tour, Galerie des Archives, Niveau 2

« Je n’attends plus »  William Kentridge 30 juin 2024  La Mécanique Générale, Face Nord jusqu’au 12 janvier 2025

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