L’évidence historique des bouleversements esthétiques du début du XXe

GUSTAV KLIMT, Tod und Leben, 1910/11, umgearbeitet 1915/16 © Leopold Museum, Wien Foto: Leopold Museum, Wien/ Manfred Thumberger

Le Musée Léopold de Vienne offre une présentation particulièrement réussie au point de vue didactique de ce qui s’est enclenché, à la charnière entre XIXe et XXe siècle, pour devenir l’art moderne avant l’inexorable arrivée du contemporain.

Après 1850, sous la double poussée des recherches scientifiques au sujet de la couleur et de la lumière d’une part et de l’invention de la photographie d’autre part, la perception du monde change et plus rien en art ne sera comme auparavant. Soudain la reproduction apparente du réel par la peinture devient obsolète, l’art pictural se comporte en transmetteur de sensations plus que de visualisations. La littérature elle-même, peu encline autrefois à la description, use des mots pour susciter dans l’imaginaire du lecteur ce qu’il est censé voir.

Vienne, au début du XXe siècle, se révèle un lieu de fermentation artistique extraordinaire. Des créateurs surgissent qui bouleversent les conventions suscitant un émulation dynamique. La ville est témoin de transformations esthétiques radicales. Mais la situation géo-politique étant ce qu’elle fut, les deux guerres mondiales ont occulté la portée de ces années bouillonnantes de créativité. D’abord à cause du désastre constitué par les massacres et les destructions des pays concernés. Ensuite à cause des anathèmes  prononcés par le régime nazi contre les pratiques novatrices considérées comme « dégénérées ».

Aujourd’hui, au vu d’œuvres exceptionnelles, réunies à l’époque par le couple Elisabeth et Rudolf Léopold, il s’avère évident que ce qui s’est passé alors marque vraiment le rejet de l’art traditionnel, notamment l’abandon de l’idéal vaporeux du beau. La confrontation entre des artistes très différents illustre avec éclat les métamorphoses qui se sont succédé. Leur production rassemblée, même connue à travers des représentations photographiques, communique un pouvoir émotionnel plastique bouleversant rarement ressenti lors d’une visite d’expo.

Gustav Klimt, Attersee, 1900 © Leopold Museum, Wien, Inv. 4148

Le renouveau comme provocation

Un paysage comme celui du lac d’Attersee par Gustav Klimt (1862-1918), où les vagues sont devenues des taches turquoises sur fond grisâtre, est une préfiguration de la peinture abstraite gestuelle, et même de l’art géométrique, via la présence d’une île, évoquée au moyen d’une forme monochrome compacte dans le coin supérieur droit. D’autres toiles paysagères possèdent la même distance prise avec la simple idée de reproduire au profit de l’évocation nourrie par la perception sensorielle. C’est le cas notamment pour Koloman Moser ou Carl Moll.

Le même Klimt, dans ses toiles les plus célèbres qui associent l’usage de feuilles d’or et l’insertion de motifs géométriques imprégnés d’une veine plus symbolique ou allégorique, rend compte d’un réel davantage organisé que représenté. Ce qui est suggéré est de l’ordre de l’impalpable mais demeure dans le domaine de la provocation, car le travail artistique de cette nouvelle génération, en cette époque très corsetée de conservatisme, est particulièrement inspiré par le besoin de remettre en cause la morale bourgeoise, la soumission aux règles, le poids du passé.

Dans « La vie et la mort », le peintre met en présence l’antagonisme entre deux composants de l’humain. Le foisonnement sensuellement polychrome de personnages entrelacés, mêlant vêtus et nus, jeunes et moins jeunes, offre une étrange présence de torpeur charnelle, de relâchement mental autant que physique. En face, le personnage de la mort, un peu bossu, squelette grimaçant enrobé dans un linceul  de bleus ornés de motifs religieux, semble guetter le vivant pour l’emmener dans un au-delà nocturne (1915-16).

Alors surgit un météorite à la vie courte qui va faire de la provocation un mode de vie, Egon Schiele (1890-1918). Un autoportrait daté de 1910 traite son corps quasi comme un écorché dont la chair est jaunie, clairement sexuée, marquée en ses muscles et organes comme pour être livrée à des apprentis médecins légistes. Exaspération et déformation anatomique sont quasi constantes, la plupart accentuent les traits de tourments intérieurs. Néanmoins, certains portraits – il en va de même de certaines photos connues d’Arthur Rimbaud – révèlent une sorte d’angélisme rayonnant.

D’autres œuvres, témoins d’un parcours écourté, attestent de cette recherche du soi, cette volonté de s’analyser et de défier qui animait un artiste entièrement plongé dans sa création. Ils expriment, dans des toiles de femmes ou de couples, une sexualité goulument étalée, parfois soulignée.par l’élégance d’une ligne dépouillée. La nature l’inspira. Ainsi cet « Arbre d’automne en air agité“ , branche tordue solitaire, inscrite dans une sorte de perçu cartographique global quasi abstrait.

Avec l’expressionisme, s’installe de manière fracassante un Oskar Kokoschka (1886-1980). Un autoportrait de 1918 marque les chairs du visage de manière exacerbée par des souvenirs militaires car, en parallèle du déroulement de l’histoire de l’art, vient de se terminer une première guerre mondiale où les horreurs seront liées à des armes dont la technicité a permis d’introduire la  notion de « rentabilité » dans le domaine de la violence humaine.

Avec le recul, cette période et cette ville nous remettent en perspective le processus qui engendra l’art contemporain. Depuis, chaque période nouvelle, à l’échelle du monde cette fois, remet en question les critères précédents, cherche de nouveaux moyens d’exprimer, dépasse les rigidités moralistes, risque parfois la surenchère. L’art cesse d’être modèle à suivre et devient témoignage de ce qui évolue, en dehors de toute certitude. La relativité ouvre et referme sans cesse des perceptions renouvelables de l’existence du monde et de l’existence au monde.  

Michel Voiturier

Au musée Léopold, Museumsplatz 1, 1070 Vienna, Autriche. Infos +43 1 52570 ou https://www.leopoldmuseum.org/en

Lire :  Hans-Peter Wipplinger, Le guide du Musée, Vienne, Musée Léopold, 2019, 160 p.

1 Comment

  1. merci cher Michel de ce beau et, à travers lui, de la justice rendue à une des grandes capitales de la modernité artistique européenne, trop occultée non seulement par ce que tu écris mais aussi par le récit manipulateur des Puissances à l’égard du vieil empire, ce que démontre clairement l’admirable ouvrage de Clark, « les somnambules » , consacré à l’engendrement de la Première Guerre mondiale

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