A l’occasion du centenaire de la naissance de Simon Hantaï (1922-2008), la Fondation Louis Vuitton célèbre une rétrospective donnant à voir de nombreuses séries d’œuvres jamais exposées, datant notamment de la dernière période du peintre. Sur trois étages, l’artiste du pli révèle son univers dans près de 130 tableaux au fil d’un éblouissant voyage.
S’étageant sur les années 1957-2004, sous le commissariat d’Anne Baldassari, avec la collaboration de la famille Hantaï, l’exposition délivre nombre d’inédits de toute beauté. D’origine hongroise, quittant son pays peu avant la tombée du rideau de fer, arrivé à Paris avec sa femme Zsuzsa en 1948, le « Souabe errant » côtoie d’abord les surréalistes, André Breton, avant de s’éloigner d’eux. Le face-à-face avec les toiles des deux peintres qui ont influencé son itinéraire esthétique, Henri Matisse et Jackson Pollock, procure toute la mesure de la filiation et de la rupture, de l’influence et de la re-création. L’innovation plastique et conceptuelle que Simon Hantaï explore dès la série des « Mariales » (1960-1962), qu’il poursuit avec les séries « Catamurons » (1963-1965), « Panses » (1964-1967), « Meuns » (1967-1969), « Tabulas » (1972-1982) se place sous le signe du « pliage comme méthode ». S’il aborde déjà le pli en 1950, ce n’est qu’avec les « Mariales », « Manteaux de la Vierge » (qui rendent hommage aux Madones de la peinture religieuse) qu’il en fait le moteur de sa recherche. Motif baroque que Deleuze analyse dans Le Pli. Leibniz et le Baroque — le Baroque portant le pli à l’infini —, opérateur mallarméen, le pli devient chez Simon Hantaï un protocole d’expérimentation lié au hasard, le hasard objectif des surréalistes, le hasard mallarméen qu’aucun coup de dés n’abolira (Le Coup de Dés), le hasard de l’œuvre en gestation. Se libérant de l’automatisme surréaliste, de son onirisme poétique, le peintre interroge le jeu sur le hasard et le jeu du hasard en peinture. Une conviction l’anime : ce jeu implique une soustraction de la maîtrise de l’artiste qui se confie à l’aléatoire et à la mise en œuvre de toiles (partiellement) imprévisibles. Le pli, le dépli, le repli sont au service d’un corps à corps avec le hasard. Davantage qu’une base de son vocabulaire pictural, le pli, le froissage, le nœud sont des opérateurs heuristiques. « Je peins à l’aveugle, à tout hasard, jetant le dé » disait-il.
Comment penser le pli, le faire danser ? La procédure picturale se fait en deux gestes, en deux temps, le pli des toiles et leur dépli qui dévoile une constellation de couleurs, de formes. Après que la toile brute se voit chiffonnée, froissée, enduite de couleur « à l’aveugle » (formule-clé du peintre), c’est lors de l’opération de dépli que le tableau apparaît, passant du fermé à l’ouvert, libérant des percées de blanc. Le processus relève d’un accouchement qui produit une répartition aléatoire de zones de couleur (hors du pli) et de zones blanches (intérieur du pli). Le pli perturbe la maîtrise, entrave le calcul du peintre. L’on connaît l’importance du tablier de la mère de Simon Hantaï, son statut de relique, de vestige, de modèle. Le modèle du pli baroque est un modèle textile écrit Deleuze. « Si le Baroque se définit par le pli qui va à l’infini, à quoi se reconnaît-il, au plus simple ? Il se reconnaît d’abord au modèle textile tel que le suggère la manière vêtue » (Le Pli, Leibniz et le Baroque, Ed. de Minuit, 1988, p. 164). Cette analyse vaut pour Simon Hantaï chez qui le référent du pli a pour nom textile, tablier maternel. La toile est avant tout un espace textile, un tablier qui essaime de façon géométrique dans les « Tabulas », lesquelles déploient dans un système euclidien une subdivision infinie de carreaux. Avec les « Tabulas », la gestuelle du pli s’emporte dans une nouvelle technique, dans une division à l’infini qui délivre des « tables mathématiques » au travers d’une répétition de rectangles.
A ses yeux, il existe deux phares, deux voix dans la peinture moderne, Matisse et Pollock dont il reprend les gestes en les poussant à leurs limites. Il pousse le procédé des collages, des papiers découpés du dernier Matisse dans la voie d’une radicalisation du pli tandis qu’il poursuit et déborde le « all-over » de l’action painting de Pollock, parachevant la révolution pollockienne du dripping. Le nœud de sa recherche en perpétuel approfondissement tient dans la connexion des termes de hasard-couleur-pliure. Provoquer le hasard, c’est le laisser décider de la composition, c’est brouiller l’intention par la passivité.
Dans sa période « peintures à signes » (1957-1958), Simon Hantaï développe une esthétique de la gestualité, de l’abstraction qui se situe dans le sillage de Pollock. L’exposition nous offre de saisissants monochromes et une confrontation avec les œuvres de Michel Parmentier et de Daniel Buren qui réalise une intervention in situ. La pièce maîtresse autour de laquelle l’événement gravite s’intitule « Écriture rose » (1958-1959) qui a pour pendant le tableau « Écriture grise ». Le grand format épouse un climat méditatif né de la superposition de textes rendus illisibles. Pendant un an, Simon Hantaï recopie sur la toile des textes liturgiques, théologiques mais aussi des fragments de Goethe, Hegel, Heidegger qui, superposés, intriqués, finissent par former un néo-texte où tout se bouscule. Ce palimpseste indéchiffrable est ponctué de signes (étoile de David, croix grecque). Pure surface couverte de signifiants visant l’au-delà du signifié et l’effacement du peintre au profit d’une révélation spirituelle, le tableau laisse éclater l’énergie de la lettre effacée sous les strates d’écriture. La tentation de l’extinction est déjà à l’œuvre avant qu’elle ne prenne d’autres formes ultérieures (le silence de Simon Hantaï qui arrête de peindre durant des périodes plus ou moins brèves, l’enfouissement de ses anciennes œuvres dans la terre, le retrait de l’espace public en 1982…). De cette toile-mystère en laquelle elle perçoit l’autoportrait du peintre, Hélène Cixous a déplié les harmoniques dans Le Tablier de Simon Hantaï (Galilée, 2005).
« C’est le tout autre tableau. Il n’y en a qu’un. Il n’y en a pas d’autre. C’est le premier ou le dernier. Celui qui va. À la lettre. À la ligne. Il va jusqu’à la fin de l’an entre les ans, et il revient de l’avent à l’avent. C’est l’avent de Hantaï, son avance infinie sur tout tableau, sur peindre et la peinture, sur lui-même d’abord. C’était en 1958 et 1959. Il s’est mis à peindre le temps. La date devient La Date, le donné de toute date. Ce tableau est fait d’encres noire, violette, rouge, verte du matin au soir trois cent soixante-cinq fois, jamais de rose.
À la fin il est : rose. Est. Rose. Le, la Rose : est “sans pourquoi”, aura dit, pour Simon Hantaï, d’avance, Angelus Silesius. Il est Rose absolu – Rose d’être sans Rose.
Un an, à mon tour, je me laisse conduire par cette “chose”, dies Ding, ce rassemblement de signes, ce “tableau”, ce mystère (…) Qu’est-ce qu’un “autoportrait en peinture” ? On regarde la chose (de) Hantaï et tout est déplacé, tous les clichés de pensée de mots, de voir. On découvre qu’on ne sait pas, on n’a jamais su ce qu’est “peindre”, “tableau” “peinture” “écriture” “rose” “autoportrait” “couleur” “penser” “voir”. Cette chose visible est également invisible. Hantaï a poussé le visible jusqu’à l’invisible, le lisible jusqu’à l’illisible.», Hélène Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï.
Chez cet immense coloriste, longtemps, son art du pliage s’est noué à sa passion du monochrome. « Études », « Blancs », « Tabulas », « Sérigraphies », « Laissées, « Le dernier atelier »… l’exposition nous achemine vers des œuvres qui n’ont jamais été montrées, datant d’après 1982, année où il se retire de la scène artistique publique. De pliages drippés, préparés, des pliages de pliages où la polychromie explose. Simon Hantaï revisite son œuvre antérieure, la déconstruit, la détruit et la reconstruit, explore le dialogue entre deux types de blancs, crée les « Tabulas lilas ». Son programme ? Acheminer la peinture vers son extinction, vers sa dissipation, dernière étape et aboutissement cohérent d’une quête d’effacement du sujet créateur au profit de la peinture elle-même. Durant les années 1994-1995, dans la série « Laissées », il découpe ses toiles antérieures, ses « Tabulas » et recomposent de nouvelles œuvres à partir des fragments. C’est aussi l’époque où il enterre ses toiles, les inhume, attend qu’elles se métamorphosent sous l’action de la terre, de la poussière. Devenant du « compost pictural », soumises à ce qu’’il appelle un « élevage de moisissures », elles s’effacent, se réécrivent. Le projet d’extinction de la peinture continue-t-il la peinture sous la forme de sa soustraction, de sa disparition, de son devenir a-pictural ou l’interrompt-il ? Dans le chef de Simon Hantaï, le projet (jamais achevé, interminable) d’extinction de la peinture semble de l’ordre de la poursuite indéfinie et non d’un arrêt. Dans cette quête d’une peinture « négative », apophatique, sœur de la théologie négative, il s’agirait d’œuvrer à une peinture qui se dés-oeuvre, qui se retire. L’abolition de la peinture accomplirait un pas au-delà du retrait, de l’extinction de la subjectivité que Simon Hantaï revendiquait. Le vœu d’éclipse du pôle du créateur s’opère au profit d’une peinture qui se peint elle-même, qui se met en œuvre avant de convoiter sa propre disparition.
Tout peintre est un révélateur-enfouisseur-excavateur. L’espace plastique a besoin d’un tempo qui ait au minimum trois scansions : une première fois, Simon Hantaï agence l’œuvre selon l’axe du pli, du froissage, une deuxième fois, il enfouit ses toiles sous la terre, une troisième fois, il les exhume et assiste à la révélation de leurs métamorphoses imprévisibles. In fine, l’on aboutit à une position idéaliste radicale : demeure l’œil de l’artiste, l’œil du spectateur qui crée l’œuvre par le regard qu’il porte sur elle. L’aspiration ultime, n’est-elle pas qu’à la fin des fins, la création, ayant congédié la subjectivité de l’artiste, congédie aussi le regard humain ? L’idéalisme radical se retourne alors en un réalisme spéculatif.
Véronique Bergen.
Simon Hantaï, l’exposition du centenaire, Fondation Louis Vuitton,
jusqu’au 29 août 2022
8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris
Co-édité par la Fondation Louis Vuitton et les Éditions Gallimard, un magnifique catalogue d’exposition accompagne la rétrospective :
Simon Hantaï, L’exposition du centenaire, sous la direction d’Anne Baldassari, Fondation Louis Vuitton/Gallimard, 392 p., 49,50 euros, Essais d’Anne Baldassari, Jean-Luc Nancy, Georges Didi-Hubermann, Jean-Louis Schefer, Entretiens d’Anne Baldassari avec Simon Hantaï, avec Zsuzsa Hantaï et avec Daniel Buren.
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