La très discrète capitale européenne de la culture 2022 offre une ville rénovée et quelques expos dédiées à l’art contemporain tandis que, un peu plus loin, le Mudam poursuit sa vocation de témoigner de la création actuelle.
Pas facile de s’y retrouver dans une ville luxembourgeoise où l’Office du Tourisme lui-même d’Esch-sur-Alzette ne dispose pas d’une documentation à propos des programmes de « capitale culturelle européenne ». Ce qui est sûr cependant c’est que la transformation d’une friche industrielle en quartier rénové consacré aux sciences et aux arts est une réussite.
Arts numériques au pluriel
La Möllerei, ex-bâtiment industriel reconverti, accueille une bonne vingtaine de créateurs ayant des pratiques innovantes. Dès l’entame de la visite, Daniel Heiss souligne le problème très sensible de ce qui rapproche virtuel et réel au point de se confondre parfois parfaitement. Un dispositif affiche en permanence des portraits de type photomaton puisés dans une banque de données et leur transformation par un algorithme. La question posée est alors : ce que je vois est-il visage d’une personne vivante née ou une métamorphose purement numérique en être imaginaire sans réalité charnelle ?
Cette sorte de dualité fusionnelle se retrouve en interaction souhaitée par Hanna Haaslahti. Elle met en cause chaque visiteur prenant part à l’expérience de « Captured ». Celui-ci, brièvement installé devant des caméras de reconnaissance faciale, assiste à l’intromission de son visage dans le costume d’un personnage en train d’agir dans un film projeté sur un écran. Il se retrouve engagé dans une succession d’actes individuels ou collectifs, inclus ou rejeté par un groupe de personnes aussi virtuelles que celle qu’il incarne. Bluffant certes mais surtout interpellant : jusqu’à quel point pourrions-nous nous retrouver dans une vidéo qui nous montrerait en train d’agir commettant des actions bonnes ou mauvaises qu’un enquêteur ou un juge seraient tentés de croire vraies ?
Dans une optique similaire, vers la fin de l’espace d’exposition, une installation de Tristant Schulze filme le visiteur, enregistre ses données biométriques et envoie cette image dans le corps d’un personnage qui reproduira les mouvements produits par la personne.
Avec « Marathon der Tiere », la représentation d’animaux d’espèces diverses en mouvement de Rosalie défile en projection vidéo large de 7 canaux sur une composition musicale électronique de Lutger Brümmer. Les êtres, surgis de formes géométriques qui s’agencent, traversent la longueur de l’écran en une course permanente, prennent des apparences de fantomatiques silhouettes presque oniriques, comme radiographiées, en apesanteur ou en flottaison. La réalité se transforme en fantastique ou en merveilleux en s’aventurant vers l’étrange.
Plus loin dans l’expo, Jonathan Rescigno projette des bandes horizontales colorées différemment pour chaque pays de l’espace Schengen. Des notes de guitare correspondent à des disparitions de ces rubans lumineux. Comme si un horizon frontière s’effaçait. Chacun d’eux, lorsqu’on y prête attention, est animé de mouvements à peine discernables qui appartiennent à un film. Un piquet de bois vertical plante son ombre au milieu, mur virtuel destiné à filtrer les émigrés potentiels. Une manière de visualiser le problème que constitue le passage de citoyens à travers le territoire commun de 26 pays de lUnion.
L’installation proposée par Saddie Choua est complexe et ne se dévoile que si on prend le temps de s’attarder devant son film familial. Cette belgo-marocaine a en effet utilisé des images de sa parenté proche pour, en misant sur les apparences du film amateur, dénoncer les stéréotypes qui conditionnent les identités individuelles à travers les pratiques culturelles et sociales. Au sous-sol, le cinéma se revoit mis en cause à travers notre perception des poncifs véhiculés par l’image. La matière en est un collage-montage dont le fil narratif est l’acteur Jean-Louis Trintignant via des extraits de nombre de ses films, ce qui suscite une atmosphère étrange dans laquelle débarquent des figures cinématographiques comme Gregory Peck, de sorte qu’ici héros devient anonyme donc à en croire le titre du film de Girardet et Müller : « personne ». Quant à la vidéo « Sretno » de Danica Dacik, elle s’en prend à la façon dont la propagande des régimes de l’Est, faisant l’éloge de la classe ouvrière, véhiculait une sorte de romantisme loin des conditions de la réalité.
Sa consœur espagnole Kateryna Borovshi renchérit en étalant des portraits sophistiqués de modèles retravaillés qu’elle présente porteurs d’un regard totalement vide parce qu’évidé et des attitudes codifiées selon les plus figés des artifices. C’est de l’identité que traite plus précisément Denis Oppenheim. Sous deux formes : un court métrage et une photo grandeur nature. Tous deux s’interrogent. Le premier se pose la question des empreintes digitales ; la seconde, celle du genre avec la fille et le garçon de l’artiste ayant échangé leurs habits. Un autre film, cette fois réalisé par Virgil Widrich, parodie les films muets noir et blanc de jadis, s’emparant du thème du double : un homme utilisant une photocopieuse finit par se démultiplier à l’infini.
Délio Jasse dresse ses colonnes rectangulaires, tels des buildings de mégalopoles, pour y afficher des photos de son Angola natal. Il y confronte paysages et visages en mêlant passé et présent dont les différences suggèrent l’évolution rapide d’un pays passé sans doute trop vite de la vie tribale à la mondialisation pétrolière. Ailleurs, Thomas Feuerstein a échafaudé une sculpture où s’allient science et fiction de manière complexe puisque il s’agit de confronter le macro et le micro biologique.
Diverses vidéos se succèdent. Chiara Fumai trace un rapide portrait exacerbé de l’artiste en train de s’insurger contre les entraves à la liberté et à la quête d’identité. Un dessin noir et blanc animé et une vidéo consacrée à un jury blanc jugeant une danseuse noire de Làzaro Saavedra soulignent la notion de point de vue, notamment d’un certain racisme . Fabuliste, Wong Ping s’amuse en parodiant des codes iconiques habituels du numérique. Leur portée sera inaccessible à qui ne pratique ni le japonais, ni l’anglais. Nadim Choufi s’empare de multiples autres codes vidéo pour proposer un montage collage afin d’évoquer un univers futuriste avec une intention critique évidente.
Une transposition en tapisserie à l’ancienne d’un assemblage numérique s’amuse à accumuler des personnages du domaine public, politiques ou artistiques ; elle s’inscrit dans la composition d’une œuvre du XIXe siècle suscitant chez Margret Eicher une ironie et une dérision entre démarches historiquement datées et production numérique actuelle. Ce que Lu Yang prolonge de manière agressive au moyen d’un montage trépidant, ultracoloré où des thèmes de réflexion à la mode sont traités en caricatures de héros légendaires traditionnels aussi bien que de surhommes contemporains de b.d. ou de jeux vidéo. C’est tapageur, tonitruant, agité et plutôt acide, soit finalement iconoclaste en diable. Quant à Marc Lee, à partir d’éléments puisés à la conception de la capitale actuelle 2022 de la culture, il brasse des exemples d’interventions individuelles sur le net où le vrai et le faux s’entremêlent autant que les manipulations, les vitupérations, les dérapages incontrôlés formant une sorte de culture hybride et incontrôlable.
Insolite exploration que celle effectuée par Marie-Luce Nadal dans le domaine de la voix et du chant. D’abord une sculpture sortie d’imprimante 3D reproduit une bouche, celle de l’artiste, présentée comme une scène ouverte vers le public, éclairée de l’intérieur non par des projecteurs mais des petits points lumineux. C’est aussi comme un antre, une entrée vers quelque abîme. En complément une installation comportant une vidéo de bouche en train de parler et chanter, surgie entre des anfractuosités ; un espace aérien, cocon suspendu, accueille le spectateur auditeur et envoie des sons à ses oreilles. L’ensemble suggère une réflexion à propos de la transmission d’une expression orale venue des profondeurs de l’être et franchissant la frontière du palais.
On quitte le lieu de la Möllerei avec en mémoire immédiate une sorte de sphère virtuelle qui ressemble au globe terrestre produite par le studio onformative. Dessus se projettent visuellement des formes et des couleurs tandis qu’un univers sonore s’écoute, ensemble formel influencé par la transformation numérique des mouvements et gestes posés par les visiteurs de l’expo. Une façon de montrer la vie sans cesse en transformations, mutations, évolutions.
En mémoire imprégnée, chacun gardera toutes les interpellations suscitées au sein de l’impressionnante architecture de la Möllerei par l’omniprésence, presque l’omnipotence, du numérique dans le quotidien citoyen. Soit beaucoup de questions et plein de réponses incertaines.
Markiewicz au Khonscht Hal
Natif d’Esch, Filip Markiewicz (1980) est artiste polyvalent. Il passe facilement de la peinture au dessin, du tableau à la vidéo, de la référence à l’histoire de l’art à l’actualité proche, de l’image à l’objet ou la sculpture, de l’écriture à la mise en scène ou à la musique. Il n’hésite pas à créer des œuvres figuratives susceptibles de s’insérer dans un parcours narratif. Il y a donc une certaine hybridité dans le travail accompli. Les êtres et les choses qu’il décrit sont extraits du réel avant d’être (ré)intégrées à l’univers numérique. Sans doute est-ce pour cela qu’ils nous apparaissent simultanément familiers et étrange(r)s.
Ses personnages sont d’abord empruntés à la sphère des top modèles ou des mannequins de certains défilés de mode ; il se pourrait même que nous les ayons entrevus au sein de jeux vidéo. Ce sont des jeunes femmes quelque peu sophistiquées, crâne rasé, hiératiques, auréolées de l’énigmatique pouvoir d’attirance de créatures issues d’un monde familier à la science fiction.
Voilà pour l’apparence. Ils sont de notre temps. Et la figuration ne se déclare pas uniquement comme identifiable, elle se pare d’un aspect symbolique, évocateur, suggestif, caustique qui indique que le visible contient une sorte de présence intérieure. Ses portraits de personnages existants, comme certaines stars du cinéma par exemple, conservent une part de mystère car, bien que reconnaissables, ils apparaissent avec quelque chose qui les démarquent de la perception habituelle que nous avons d’eux.
Le cinéma exerce une influence particulière sur les thématiques de Markiewicz. Certains personnages de films ou de dessin animé (« Toy Story » par exemple)se retrouvent sur une autre toile que celle d’un écran de projection. Ils se perçoivent selon une vision un peu décalée de stars, idoles influençant le public qui les admire.
Les sculptures installées dans leurs trois dimensions se déclinent aussi sur papier ou sur toile selon la pratique de l’artiste accoutumé à jouer avec une production en série. À partir d’une forme initiale se concrétise une synthèse de mouvement, non pas d’un corps précis mais plutôt du mouvement qui l’anime comme s’il était question d’une action en train de se dérouler sans qu’on puisse avec certitude affirmer qu’il s’agit d’un être déterminé. Leur apparence fait parfois songer au « Nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp sans que l’analogie soit évidente.
Leur aspect formel se retrouve en deux dimensions dans des dessins et des peintures où ces objets originaux s’intègrent à l’image comme ils le feraient à l’intérieur d’un rêve. Ils s’apparentent alors à des êtres vivants étranges et envahissant. Ils apparaissent également dans des vidéos. Ce qui se passe tient alors du féérique autant que du fantastique.
Les dessins au crayon possèdent un côté virtuose qui attire le regard. Leur complexité se met au service de l’idée à transmettre à travers une verve satirique plutôt acide vis-à-vis du libéralisme généralisé. Ils sont aussi le lieu d’une interpicturalité assumée. Ainsi « Welcome » est une reprise du fameux « Radeau de la Méduse » de Géricault, appliquée au drame permanent des migrants actuels traversant les mers.
Un motif récurrent hante une bonne partie de la production de Markiewicz. Il s’agit d’une forme elliptique qui s’apparente à sa façon à celle d’une pilule. Ce qui n’est pas innocent au cœur de notre époque où l’addiction aux médicaments, notamment neuroleptiques et analgésiques, appartient aux statistiques inquiétantes. Cette omniprésence est assurée même dans la scénographie de l’exposition puisque cette ellipse se retrouve comme lucarne dans les panneaux délimitant l’espace muséal, permettant d’y découvrir soit des sculptures, soit des vidéos.
Ce genre de pratique amène finalement à se trouver face à une mise en abyme, le plasticien entraînant le visiteur à trouver naturel un brassage qui se poursuit entre les réalisations données à voir et qui se nourrissent en quelque sorte les unes des autres.
Un melting-pot au Mudam
Les expositions proposées au Mudam de Luxembourg se répondent par une sorte de lien commun qui serait la sobriété, voire une certaine austérité qui refuse le clinquant au profit d’une réflexion sur l’art et sur le monde.
La petite partie du musée consacrée à une temporaire mise en valeur d’une partie des œuvres conservées dans la collection permanente comporte essentiellement des œuvres minimalistes ou conceptuelles. Elle illustre le passé récent de l’histoire de l’art d’après 1960. L’exemple le plus probant est sans doute le « Kalender » de Katninka Bock composé d’une série de 50 pavés émaillés bleu, posés à même le sol, dont le premier est déplacé à l’autre bout de la file chaque jour de la durée de l’exposition. L’œuvre marque activement de la sorte la temporalité de cette sculpture. Tout comme le sac à linge installé par Suki Seokyeong Kang dans un dispositif circulaire, rencontre absurde entre l’utilitaire et le superflu.
On remarquera aussi ce monochrome de Blinky Palermo composé de la juxtaposition horizontale de bandes de tissus bleu-vert qui s’affirme uniquement comme la vision d’une couleur. Simone Decker a conçu « Intermeier » un espace à transporter à partir d’une membrane de latex apposée sur les mursd’une galerie d’art avant d’être décollée et associée à un ensemble de tubes à agencer jusqu’à former un lieu nomade où s’installer provisoirement. Un déplacement de sens qui fait de l’objet créé à la fois une pièce muséale et une utilité pratique. Tina Gillen transpose en peinture une photo d’architecture en la géométrisant. Elle crée alors l’atmosphère particulière soulignée par un clair obscur d’étrangeté. Rafaël Zarka obtient un résultat similaire en photographiant des vestiges de béton. Les gouaches élégantes de Isa Melsheimer amènent à poser un regard neuf sur le bâtiment que signa Ieoh Ming Pei.
Les performances sont mises en exergue. Le corps y joue un rôle capital. Une sélection de quatorze parmi celles de Marina Abramovic sont à visionner sur vidéo. Elles portent essentiellement sur une mise en danger physique. Une photo de Tania Bruguera la montre recouverte par un agneau décapité et éventré.
Une part importante du musée témoigne de l’apport de Zoé Léonard à la photographie au point de prendre des allures de saga. Thème essentiel : la frontière qui sépare le Mexique et les Etats-Unis constituée par le Rio Grande. L’artiste a arpenté longuement depuis 2016 les deux mille kilomètres de son trajet en prenant nombre de photos documentaires. S’ensuit une immense expo qu’on parcourt accompagné par la sensation d’une promenade sans fin.
À y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette profusion de clichés tracent un vision sociologique autant que géologique de paysages, de voies de commination routière. Elles y ajoutent la dimension temporelle des modifications qui apparaissent au fil du temps passant et de la volonté politique qui élève des barrières entre les pays pour réguler de façon autoritaire les flots migratoires.
L’étonnante galerie de portraits que peint Lynette Yiadom-Boakye entraîne vers un univers ,particulier. Les personnages de ses tableaux sont empruntés à des images ou des photos. Davantage qu’au monde, ils font partie du domaine de la peinture. Ils ne sont en effet pas situés dans des décors explicites mais devant des fonds colorés et à côté d’accessoires très ordinaires, mobilier ou objets domestiques. Il est rare qu’il y ait évocation d’un paysage ; même alors, il est question d’un lieu relativement anonyme et réduit à quelques indices (plage avec rochers et quelques flaques ; ligne d’horizon où jour et nuit semblent se fondre ; dune esquissée coupant en oblique sable et horizon sombre au lointain ; façades en magma d’ombre chinoise dans la semi obscurité ambiante…).
Les sujets, exclusivement noirs, sont en situation. Sans autre précision. Ils attendent, marchent, mangent, trinquent, somnolent, rêvent, jouent, posent, regardent mais rarement nous. On leur imaginera une psychologie, un passé. Tous sont tributaires de la matière picturale qui constitue leur présence sur la toile beaucoup plus que d’une anecdote qui les situerait dans l’existence. Ce qui renforce l’impression d’une retenue, d’une circonspection loin d’une jubilation formelle, proche d’une mélancolie imprégnant un univers dont on perçoit le poids existentiel.
L’embellie vient du « Jardin de résistance », grâce à la fantaisie créative de Martine Feipel et Jean Bechameil, même si les composants végétaux qu’ils ont conçus sont élaborés à partir d’éléments électroniques et métalliques. Plantés là dans l’espace, ils se présentent comme des artifices censés être davantage pérennes que les plantes naturelles. Serait-ce l’alternative aux dérèglements produits par l’homme au sein de notre biotope ? Et faut-il se réjouir de cette solution utopique ?
Moins ambigüe et plus lumineuse, s’avère la proposition de Danh Vo de dialoguer avec les célèbres lampes en papier d’Isamu Noguchi sous la verrière du Pavillon. Eclatantes de blancheur, les lampes resplendissent de la nudité de leur matière fragile. Elles ont, en guise de contrepoint, de véritables plantes éphémères qui sont régulièrement remplacées.
Michel Voiturier
À la Mollerei d’Esch :
« Hacking Identity – Dancing Diversity » jusqu’au 15 mai 2022
Au Khonscht Hal d’Esch :
« Instant Comedy » de Fikip Markiewicz jusqu’au 22 mai 2022
Au Mudam de Luxembourg :
« Al Rio / To the river » de Zoé Léonard jusqu’au 6 juin 2022
« Garden of Resistance » de Martine Feipel & Jean Bechameil jusqu’au 9 janvier 2223
« Fly In League With The Night » de Lynette Yiadom-Boakye jusqu’au 5 septembre 2022
« A cloud and flowers » d’ Isamu Noguchi et Danh Vo jusqu’au 19 septembre 2022
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