L’Ilot de Tizian Büchi
Grand Prix du festival Visions du Réel 2022
Ce printemps, la 53ème édition du festival international Visions du Réel a réinvestit les salles obscures de Nyon, au bord du lac Léman, et permit la rencontre des acteurices du cinéma du réel ; documentaires, docu-fictions ou fictions bien documentées… Un rendez-vous toujours riche en découvertes et en échanges pour les amoureuxses d’un cinéma libre et curieux.
Cette année, le Grand Prix de Visions du Réel à été remporté par L’Ilot ; premier long-métrage du réalisateur lausannois Tizian Büchi, diplômé de l’IAD de Louvain-la-Neuve. La dernière fois qu’un film suisse remportait le Grand Prix de la compétition internationale du festival, c’était en 2013 avec les zurichois Ramon Giger & Jan Gassmann. Cette année, c’est un bijou filmique assez inclassable qui conquit, portrait-fable des Faverges ; un quartier populaire de Lausanne. Attachante rencontre avec ce réalisateur né en 1981 à Neuchâtel qui nous raconte son parcours et la genèse de son film primé.
Après un parcours dans la programmation et la distribution de films, des études relativement tardives en réalisation et deux premiers courts-métrages La Saison du silence (2016) et On avait dit qu’on irait jusqu’en haut (2015), Tizian Büchi initie le tournage de L’Ilot pendant l’été 2019. Sans budget, sans scénario mais avec déjà deux personnages issus de son entourage, Daniel et Ammar, et la complicité des camerawomen Diana Vidrascu et Camille Sultan. Le projet est d’explorer ensemble les surprises d’un tournage improvisé à partir d’une énigme-prétexte de départ : deux vigiles qui tiennent soudain la garde jour et nuit près de la rivière bordant un quartier apparemment calme de migrant.x.es et de retraité.x.es en périphérie de Lausanne. Que ce serait-il passé dans les contrebas de la Vuachère, ce petit coin de végétation folle, d’eau courante et de rêves dormants? Pas de réponse claire à cette énigme mais l’occasion de rencontres avec les personnes vivant ici; discussions depuis leur fenêtre, au café ou sur les terrains de jeu des enfants du quartier. L’occasion de partager anecdotes collectives, légendes locales et récits personnels de voyage et d’exil, de quotidien, de solidarité et de solitude. Des portraits plein de tendresse, une caméra qui les regarde et les écoute attentivement et se laisse parfois aller à la flânerie rêveuse. L’Ilot surprend par son humanité, sa poésie et son approche si personnelle des notions de surveillance, de périphérie et d’inclusion.
Le film s’ouvre avec une citation de la journaliste lausannoise anciennement géographe Loyse Pahud, issue de son ouvrage, toujours si actuel bien que datant de 1981: Les trous – à la rechercher d’une géographie familière. Cette citation annonce le projet du réalisateur de ne pas juger comme tel un « trou » en le regardant depuis le haut, mais plutôt « de se glisser dans les replis du terrain et de mener de là nos recherches ». Le cours d’eau de la Vuachère marque en effet un dénivellement fort du terrain, telle une petite gorge, mais c’est aussi le quartier lui-même, légèrement en contrebas et loin de l’image archétypale des vues panoramiques propres aux coteaux du lac Léman, qui aurait tendance à être jugé comme un « trou » de la part de celleux habitant pourtant non loin et méconnaissant largement le site.
« Ce quartier est si loin de ce qui caractérise Lausanne; ville orientée vers le lac et les montagnes; ces vues élégantes qui font grimper les loyers… Ici, dans ce quartier et donc dans le film, on n’aperçoit pas une seule montagne! » nous explique Tizian. « Ce quartier de logements sociaux, à l’origine quartier ouvrier, se trouve en quelque sorte exclu du centre, même si il se trouve à vingt minutes de celui-ci… Un sentiment identitaire assez fort s’y est formé. » « Le film dépeint une réalité métissée de la Suisse qui ne circule presque jamais à l’étranger où l’on ressert souvent les mêmes clichés concernant ses paysages et ses habitant.x.es, entre Heidi et les banquiers… »
Ce territoire habituellement invisible, Tizian Büchi s’y est immergé le temps de ces deux étés de tournage, le deuxième, lors d’une accalmie pandémique de l’été 2020, venant compléter les premiers rushs prometteurs avec une équipe et des moyens un peu plus importants. Il s’y est aujourd’hui installé, et y prévoit un ensemble d’événements qui accompagneront la circulation du film dans certaines salles complices de la région d’ici à l’été 2023 (programme à venir).
On pourrait comparer le regard sociologique et magique de ce film si singulier au mélange d’un Jean Rouch et d’un Apichatpong Weerasethakul… ce dernier étant une source d’inspiration confirmée par Tizian Büchi, touché par « sa façon de capter l’énergie de certains lieux de façon fascinante, avec le rythme d’un rêve ». La modeste rivière de L’Ilot semble pouvoir cristalliser toutes les facettes de notre inconscient ; peurs, rêves et désirs… On y croise un bio-géologue sourcier, une guitariste apprentie, des amours interdits… On y trouve silence feutré ou feux d’artifices amateurs, ombres profondes ou merveilleuses percées du soleil, mousse accueillante et détritus coupables… Les dialogues qui s’y tissent habitent la langue française d’une infinité de couleurs et de tons, teintés d’autant d’horizons qui donnent vie à ce quartier. On y évoque des attaches et des ruptures avec le Congo, l’Irak, le Portugal, la Colombie…
« Mon point de départ était vraiment ce recoin de rivière et toutes le histories qui y étaient possible. Puis c’est le quartier qui a imposé le sujet de la migration. Et ces récits peuvent faire écho à des questionnements que tout le monde a pu vivre, même si notre facilité de déplacement en tant qu’européens est incomparable… Comment trouver sa place, s’ancrer dans un lieu? Comment trouver le territoire où l’on se sent bien? »
Les personnages de ces deux agents de sécurité flirtent avec l’absurde ; engagés par une mystérieuse instance indéfinie pour « sécuriser » une zone sans même en connaître la raison ni l’enjeu… Et en même temps, poursuit Tizian Büchi, « on pourrait aussi les voir un peu comme des figures d’anges gardiens », veillant sur la qualité du vivre-ensemble, sur le calme de ces rues et sur le lieu de refuge qu’est cette rivière, cachée des regards… Recoin sauvage au coeur de la ville, lieux des possibles et des interdits, où l’on pourrait être enfin soi-même, loin des contraintes de la société, des regards et jugements du voisinage. Car la forme de surveillance qui est évoquée plus subtilement dans ce film, au-delà de l’image de ces vigiles, c’est bien le contrôle quotidien et invisible des codes de la société qui doivent être compris et adoptés pour pouvoir s’intégrer et trouver sa place. Complexités administratives et sociétales, grandes machines invisibles qui tendent à re-modeler les identités à travers la pression de ces rouages et de ces règles du jeu… Comment se transforment en petits gardiens de la sécurité des esprits rêveurs et voyageurs? Autant de personnalités et de trajectoires de vie qui marquent en même temps ce territoire de leurs empreintes, lui donne sa personnalité, son « âme », telle les entités de la rivière dont le personnage du bio-géologue, arpentant la Vuachère, dit pouvoir discerner l’omniprésence protectrice.
Marion Tampon-Lajarriette pour Flux News, Avril 2022
Prochaine édition du festival international Visions du Réel : du 21 au 30 avril 2023 à Nyon (CH)
Poster un Commentaire