Epure des lignes, composition élaborée, jeux d’équilibre et de trompe-l’œil entre ombres et lumières, entre ombres et couleurs… L’exposition de photographies qui se tient au Salon d’Art révèle pleinement combien l’œil de Pierre Radisic transcende la finitude, les limites de ce qui est, outrepasse l’aléatoire, l’imperfection et gagne un autre régime qui capte l’essence d’un paysage, d’un phénomène, d’un corps.
Artiste inclassable, expérimentant sans relâche de nouveaux champs de création, « observateur infatigable et créateur prolifique, franc-tireur faisant feu de tous bois » comme l’écrit Bernard Noël, Pierre Radisic élague le superflu, ce qui fait écran. De la pureté des photographies en noir et blanc, de leur esthétique des contrastes, du discontinu, des ruptures à la géométrisation poétique des photographies en couleur, son œuvre élit non pas à proprement l’idéalité ou l’abstraction mais une attention à la naissance des formes. Si l’on peut avancer le terme de « stylisation », c’est au sens où il donne à voir les arêtes du réel (un réel passé dans l’alambic de l’irréel, du surréel), ses structures, ses contours.
Depuis les saisissantes séries « Couples » (1982), « Variations sur Marilou » (1984), « Corps célestes » (1996), « Horta » (2004), « Ars Musica », « Pornscapes » jusqu’à « Figures Doubles » (2014), « Decisive place », « The Man Who Fell to Earth », son œuvre est habitée par une incessante recherche plastique, chimique, perceptive. Questionnant le corps, le féminin, la nudité, le royaume du désir, l’érotisme, le cosmique, le biologique, inspiré par la musique, son univers se tient du côté d’une recherche des formes et non des forces, du côté d’une splendeur esthétique sans esthétisation qui, à travers la nudité et la décantation de la beauté, pose combien l’assise de la photographie a pour nom la composition picturale. Images-tableaux. Splendeur du noir et blanc d’une colonne blanche sur socle, ornée d’un motif floral, se détachant d’un paysage sombre en arrière-fond, dans une ambiance hiératique à la Chirico… Pierre Radisic, c’est aussi l’art du fragment et du cadrage au fil duquel l’œil prélève, découpe, révèle des lignes qui ne préexistaient pas. Les textures de la peau, la vie, la sensualité de la chair, le grain des objets affleurent, débarrassés de l’accident, de la durée. Rédimés. Dans sa série « Corps célestes », les astres sont tapis, enroulés dans le corps humain : les points de beauté sur les corps féminins se métamorphosent en constellations. Il s’agit pour Pierre Radisic de voyager dans un microcosme qui contient le macrocosme et vice-versa.
Le geste s’inscrit parfois dans une tentation minimaliste comme dans les séries « Decisive place ». Entre suprématisme et abstraction géométrique, ces marines déplient les mondes enroulés dans une batterie d’éléments limités : le sable jaune, la mer d’un bleu éclatant, le ciel et ses nuances de bleu, les clôtures en bois, les blocs de béton, les montants métalliques. A partir de ces contraintes visuelles, de cet alphabet de base constitué d’une poignée d’éléments, Pierre Radisic laisse émerger de nouvelles formes délestées de leur ancrage antérieur, de leurs flux, de leurs brouillages et de ce qui les parasite : délivrées de l’informel, du « bruit du temps » (Ossip Mandelstam), les formes qui se lèvent sont comme l’expression d’une quête de l’Ur-Form, des formes originelles, premières. Dans ces formats carrés, l’imaginaire de Pierre Radisic sonde le lieu mais aussi l’instant décisif où se dissiperont les voiles optiques, l’anodin, l’ordinaire, le superflu. Cet instant décisif que Georges Meurant interroge dans le livre éponyme paru aux Editions La Pierre d’Alun illustré de photographies inédites.
Son travail est un travail de décantation et de transfiguration. Devenus des compositions abstraites, striées de bandes ocre, bleu, les paysages marins se tiennent entre le reconnaissable et le non-reconnaissable. Les éléments naturels — ciel, nuages, vagues, écume, plage — sont soumis à des mutations, à une décontextualisation générées notamment par la magie des cadrages et des jeux d’ombre redisposant les lignes.
Inspirées par le film de science-fiction de Nicolas Roeg avec David Bowie incarnant l’alien, les séries « The Man Who Fell to Earth » développent le récit d’un anti-Peter Schlemihl. Si, dans le récit fantastique de Chamisso, Peter Schlemihl a perdu son ombre, ici, l’homme n’est plus qu’une ombre sans corps, une silhouette tombée du ciel, venue d’ailleurs, se glissant parmi nous, auscultant notre monde. L’impression d’étrangeté, d’énigme qui sourd de ces images révèle que le photographe est un alien dont le regard redistribue la syntaxe du visible et de l’invisible. Le monde est un décor bâti sur un protocole rétinien que Pierre Radisic ébranle par la libération de nouvelles formes qui troublent la distinction entre organique et inorganique. Des friselis d’écume quittent le rang de l’élémental et deviennent des entités dénaturalisées tandis qu’un essaim de chaises de plage en plastique, blanches, bleu clair, deviennent des vagues. Affirmer que Pierre Radisic explore les illusions d’optique est sans doute insuffisant. C’est l’optique qui, en soi, est une illusion.
Véronique Bergen.
Pierre Radisic, Eclats multiples, photographies, Le Salon d’Art, du 18 août 2020 au 17 octobre 2020, 81, rue de l’Hôtel des Monnaies, 1060 Bruxelles. Tél : 02 537 65 40.
L’Instant décisif, texte de Georges Meurant, photographies inédites de Pierre Radisic, Ed. la Pierre d’Alun, colle La petite Pierre, 64 p., 15 euros, exemplaires de tête, 85 euros.
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