Voici peu, le Centre Pompidou Metz, proposait une panoplie impressionnante de couples d’artistes pour en analyser les apports à l’histoire de l’art de la première moitié du XXe siècle. La création issue d’un duo, qu’elle soit humaine par des enfants ou esthétique par des œuvres, a quelque chose de particulier. Elle témoigne d’une communion de vie et de pensée qui nourrit chacun des deux partenaires, les enrichit, leur apporte des ouvertures de thématique, de pratique artistique.
Avec Petite mort et grandes vertus, Véronique Poppe et Christian Rolet poursuivent l’expérience entreprise en l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines par Raphaël Debruyn et son équipe. Celle d’intégrer l’art contemporain au sein d’un musée conservant des œuvres et des objets d’un passé ayant trait à la souffrance humaine autant qu’à l’inventivité médicinale. Elle commença avec Alain Bornain; se poursuivit avec Orlan, Pjeroo Robjee, Gérard Berréby.
Cette fois, puisque le travail est celui d’un binôme et non d’un individu solitaire, l’approche est un peu différente. D’autant que les deux artistes, régionalement fort proches du lieu d’exposition, se sont beaucoup imprégnés des éléments appartenant aux collections du musée. Et, de par leur vie en commun, ont laissé parler pas mal d’émotions, de sensations en appartenance avec le plus discret de leur existence. Comme l’écrit à juste titre Régine Vandamme, « leur alliance vaut de l’art » et ce qu’ils ont vécu ensemble est un constituant essentiel de ce qu’ils créent.
Une adéquation entre localisation et création
L’hôpital ayant été ce qu’il fut, Véronique et Christian ont décidé de répartir leurs travaux en 14 stations, nombre correspondant à celles qui constituent, selon la tradition catholique, le chemin de croix du Christ. Chacune est dédiée à une vertu : courage, tolérance, fidélité, pureté, justice, bonne foi, gratitude, amour, tempérance, humilité, générosité, miséricorde, compassion et douceur. Autrement dit ce qui en l’homme est susceptible de produire des effets bienfaisants.
Au fil des salles, des œuvres se sont intégrées pour un dialogue visuel et sensuel, philosophique ou spirituel. Également pour exprimer non seulement les facultés énumérées ci-avant mais aussi de la dérision, du questionnement, de la remise en question. Car, à l’instar d’un journal intime, la centaine de travaux ici réunis se proposent en confidence d’une expression vécue en commun, chacun gardant sa personnalité tout en endossant les apports de l’autre.
On sait que Poppe affectionne le dessin, la représentation figurative, le noir et blanc ; que Rolet aime la peinture, les formes, les couleurs, les audaces matiéristes, les assemblages insolites. On constate qu’ensemble, en dehors de certaines productions personnelles, ils prennent plaisir à intégrer la démarche de l’une avec celle de l’autre, au moyen d’interventions sous forme d’ajouts, par exemple.
Les procédés sont d’abord traditionnels : dessin, peinture, collages, modelage… Ils appartiennent aussi aux démarches très actuelles comme la vidéo. Ils sont complétés par nombre de trouvailles souvent surprenante, notamment le réemploi de vieilles radiographies . Il y a pas mal de détournements à partir de documents anciens. Il y a des rencontres d’objets inattendus, des façonnages mystérieux et, surtout, un rapport assez direct avec l’endroit où ils sont exposés. Car le musée induit forcément des connotations en fonction de son passé.
L’ensemble architectural comprend des salles où dominait la souffrance des malades hospitalisés, des chambres où les sœurs hospitalières se reposaient voire finissaient leur existence, des espaces de rangement d’instruments médicaux et d’autres de pharmacopée, une chapelle où se programmaient les dévotions, un réfectoire pour les repas des religieuses, des parloirs, un déambulatoire… À chaque partie de l’édifice sa destination. À chacune, les œuvres s’y associent plus ou moins fortement ou prennent prétexte de l’une ou l’autre péripétie liée à l’historique du fonctionnement de l’institution.
Un parcours plastique composite
L’association de la figuration de Véronique et des expérimentations actives de Christian ne donne pour résultat premier aucune image univoque. Chacune suscite des interrogations qui ne peuvent se contenter d’une interprétation au premier degré. Chacune est baptisée d’un titre qui quelquefois est un éclaircissement direct, d’autres fois une énigme supplémentaire propre à titiller l’imagination des visiteurs.
Difficile de se contenter de l’aspect anecdotique apparent qui s’avère fallacieux. Ce qui se révèle en tout cas plutôt constant, c’est que cette communauté de démarche s’intéresse fort aux notions de présence et d’absence, d’apparition et de disparition, de surgissement et d’effacement. On y ajoutera volontiers cette dualité supplémentaire que sont les rapports entre spirituel et charnel, céleste et terrestre, éternel et éphémère.
Il est tentant d’y annexer une thématique qui tient de la sphère autobiographique des deux plasticiens : celle qui n’hésite pas de révéler de l’intime face à ce qui appartient à la vie publique. Cette sincérité-là émeut. Elle prend sa meilleure dimension dans la partie « petite mort » de l’intitulé de l’expo. Les visages de femme qui la parcourent traduisent au mieux ce moment d’extase associée à la passion amoureuse charnelle autant qu’à l’union mystique avec le Christ des sœurs, telle que Le Bernin l’a sculptée dans une statue dédiée à Sainte Thérèse.
Les ajouts sur les portraits ou sur des documents authentiques utilisés en tant que supports sont de divers ordres. Ils viennent cerner le sujet, déconstruire ou biffer un élément ainsi que procède notre mémoire lorsqu’elle efface petit à petit un souvenir ou lorsqu’elle est brutalement confrontée à notre désir inconscient d’oublier. Be-you-tiful est emblématique à ce propos. Composée de plusieurs peintures sur verre ou sur miroir, cette installation prend l’apparence d’une œuvre en voie de destruction ; une sorte de gangrène laisse présager un envahissement rongeant le tain permettant de renvoyer une image vers qui regarde.
Car les œuvres se présentent assez couramment comme un relais entre deux perceptions : présence et absence, affirmation et gommage. Ainsi telle ou telle jeune femme portraiturée se voit-elle maculée de salissures, de rouge sanguinolent ou de bleu lacrymal, de reliquats de ruban adhésif. Des visages se confondent avec une invasion végétale ou organique. D’autres lévitent en surimpression. Des silhouettes sont vides, rendant visible la matière du support.
La symbolique de signes récurrents, par exemple la croix et ses signifiés religieux, instille des références complexes. La présence répétée de plantes ramène à l’évidence du côté de la transposition du cycle vital dirigé de la naissance vers une mort qui présuppose un renouveau proche. L’amour de la vie se conjugue avec la morbidité. De même que le fantastique contraste avec la banalité quotidienne grâce au mouvement animé, grâce à des assemblages hérités du surréalisme et de l’art brut. Les détournements d’objets divers allient la surprise et un humour décalé que renforce la proximité des pièces muséales conservées avec la modernité des créations additionnelles.
Chaque intervention de Véronique Poppe et de Christian Rolet mériterait une recherche à propos du rôle de l’image, de l’évolution esthétique, des rapports passé-présent, de l’apparence superficielle et du contenu subtil, des analogies et de leur pertinence, de la communication lorsqu’elle n’emprunte pas le chemin de la parole informative mais propose un cheminement souple à travers une parabole, un substrat culturel brassant ce qui compose notre mémoire collective et notre affectivité individuelle.
Michel Voiturier
« Petite mort et grandes vertus » est accessible en l’Hôpital Notre-Dame à la Rose, 1 place Alix du Rosoit à Lessines jusqu’au 17 février 2019. Infos : 00 32 68 24 03 ou www.notredamealarose.be
Catalogue : Raphaël Debruyn, Régine Vandamme, « Petite mort et grandes vertus », Lessines, Office du Tourisme/Amis de l’Hôpital N-D à la Rose, 2018, 184 p. (bilingue français-néerlandais)
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