Ceux qui avaient 20 ans dans les années 60 se souviendront de ce sculpteur dont on parlait dans les magazines à grand renfort de photos. Schöffer (1912-1992) était alors à la mode comme la prospective qui se focalisait sur l’an 2000 dans tous les domaines. Car l’artiste avait des idées de visionnaire et son concept de cité cybernétique, entre autres, stimulait les imaginations.
C’était le temps des musiques concrètes, électro-acousmatiques révélées dans le pavillon Philips de l’expo universelle de Bruxelles 1958 et diffusées lorsque la même firme les promouvait en vinyles 33 tours sous étui argenté tandis que la danse contemporaine les chorégraphiait. Des moments clés au sein du bouillonnement créatif des ‘golden sixties’.
Mais c’est dès la fin des années 40 que Schöffer s’était lancé dans des réalisations spatiodynamiques combinant des formes géométriques et des mécanismes capables de les mettre en mouvement. Leur aspect rappelle d’abord beaucoup les structures métalliques et les dispositifs signalétiques des chemins de fer de l’époque. L’objectif devient d’intégrer des créations similaires dans l’architecture et l’urbanisme ; certaines s’apparentent d’ailleurs à des recherches dans le design en élaborant, par exemple, du « mobilier rationnel ». La démarche tend aussi à s’harmoniser avec les découvertes de la physique contemporaine.
Un art urbain et technologique
Peu à peu s’élabore une complémentarité entre le visuel et le sonore, la lumière et le mouvement, l’esthétique et la fonctionnalité. Le tout intégrant les progrès de la cybernétique se pimente d’une bonne dose d’utopie en ces temps où la reconstruction entreprise dans nos pays après les destructions de la guerre laissait place à des rêves pacifistes et humanistes.
Les sculptures deviennent alors des robots capables de se mouvoir, de réagir à des stimulations externes naturelles ou artificielles. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle cette exposition est sous-titrée « spectacle ». Tout naturellement ces travaux sont associés à la danse. Ce sera, entre autres, avec Maurice Béjart pour la chorégraphie et Pierre Henry, Pierre Boulez ou Henri Pousseur pour la musique. Et on commence à parler sérieusement d’intelligence artificielle. Schöffer expérimente le robot peintre et le robot poète. Il y voit le « moyen de faire émerger une expression artistique débarrassée des mythologies de la création subjective et individuelle ». Rarement sans doute on aura perçu une alliance aussi étroite entre sciences et arts.
Les expositions deviennent prétextes à des mises en espace dans lequel les sculptures animées non seulement remuent, se déplacent mais des projections de lumière les prolongent en ombres mouvantes. La rétrospective programmée en 1961 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et quelques années plus tard au musée des Arts décoratifs de Paris en témoignent. Comme le souligne Arnauld Pierre, l’espace muséal s’en trouve transformé, car «ouverture opérale et ouverture intermédiale allaient de pair ».
Le concept de sculpture s’en trouve également modifié. Leurs réalisations sont là non pas afin d’être regardées pour elles-mêmes mais pour être supports des images générées par la projection lumineuse métamorphosée grâce aux mouvements et aux écrans qui la reçoivent. Leur fabrication fait par ailleurs l’objet de brevets dument enregistrés. Leur corolaire devient pour l’artiste un nouveau cinéma abstrait libéré de la caméra.
Poursuivant l’exploration des potentialités de ses trouvailles, Schöffer, en collaboration avec la firme Philips, toujours elle, étend leur usage à des fins médicales, entre autres psychiatriques, au moyen de « boîtes à rêves » destinées à vaincre l’insomnie ou de mini-télés, les Lumino, qui diffusent formes et couleurs sans cesse renouvelées ; dans la foulée, il imagine des « murs lumière » dont les effets seront bénéfiques à ceux qui les regardent au quotidien.
Le temps des utopies de « l’optimisme technologique »
La volonté de synthétiser sciences appliquées et sciences humaines pour fonder un monde neuf fermente. Alors que Schöffer propose sa ville cybernétique, Friedman lance la ville-pont, Jonas la ville entonnoir, Utudjian la ville souterraine. Une première concrétisation devait être un édifice de plus de 300 mètres de haut, tour Eiffel du XXe siècle installée au cœur du quartier de la Défense à Paris, qui abriterait télécommunications, gèrerait la circulation, régirait les transports, centraliserait un maximum d’informations dans la structure d’une gigantesque œuvre d’art.
Mais, souligne Dominique Trudel, « la parfaite machine à gouverner élaborée par Schöffer n’a pas réussi à se mettre au diapason de son environnement » constitué par les administrations et les moyens techniques d’une part et l’action politique confrontée à l’innovation d’autre part. Le fameux choc pétrolier de 1973, le décès du président Pompidou et l’évolution fulgurante de l’informatique en concomitance avec l’envahissement du minitel sonnent le glas du projet pharaonique de la Tour Lumière Cybernétique.
Parallèlement, le créateur poursuit ses expériences pour créer de nouvelles boites à lumière, les Microtemps. Elles génèrent des effets lumineux stimulateurs en vue de provoquer des sensations psychédéliques en influant sur les perceptions visuelles. Un dessein futuriste envisage d’aboutir à une connexion avec un cerveau humain.
Ceci débouche sur l’aménagement environnemental d’une boîte de nuit tropézienne où auront lieu des défilés de mode de Rabanne et Courrèges. Ces expérimentations de plus en plus sophistiquées mènent au but final de la cybernétique que Schöffer décrit comme « éclaircir enfin, à travers ses modèles technologiques, le mystère de la conscience ». Ni plus ni moins.
Une perception esthétique
Arpenter les salles du LAM permet de suivre le parcours créatif de Nicolas Schöffer. On apprécie les structures métalliques qui rappellent d’abord certains travaux des abstraits géométriques. Il y a là une rigueur ou une rigidité mathématique. On se trouve en présence d’installations qui rendent hommage à la technologie par la manière dont leurs éléments sont ajustés, à la rationalité par leur agencement, signaux visuels plantés dans des espaces divers, publics ou privés, ouvertes sur l’environnement ou cantonnés entre des parois.
Il devient évident que ces objets insolites ne sont pas conçus pour être regardés comme des statues offertes aux yeux de spectateurs plus ou moins passifs. Tous les dispositifs annexes envoient de la lumière, fournissent la possibilité aux matériaux de remuer. L’abstraction de leur apparence qui ne rappelle rien du réel perçu habituellement se transforme en quelque chose d’aussi mystérieux qu’un poème réussi dont ne comprend pas nécessairement le sens mais qui n’en est pas moins fascinant.
Au fur et à mesure du parcours se précise la diversité de ce qui aurait pu n’être qu’assemblages d’acier, d’aluminium, d’inox, de plexiglas, de verre, de béton, voire plus traditionnellement de bois qui révèlent une vie intérieure parce que mis en interaction par des moteurs, cachés-dévoilés par des écrans, démultipliés par des miroirs, habités par des couleurs mouvantes.
L’art de Schöffer, en fin de compte (ou de conte) c’est celui de l’ensorcellement, de l’emprise hypnotique sur nos sens d’impulsions venues de créatures inertes soudain capables de peser sur la perception du monde des humains qui les ont inventées.
Michel Voiturier
Au LAM, 1 allée du Musée à Villeneuve d’Ascq [F], « Nicolas Schöffer Exposition Rétroprospective » jusqu’au 20 mai 2018. Infos : +33 (0)3 20 19 68 51 ou http://www.musee-lam.fr/
Catalogue :Arnauld Pierre, Sébastien Delot, Pauline Mari, Dominique Trudel, « Nicolas Schöffer. Espace Lumière Temps », Bruxelles/Villeneuve d’Ascq, Fonds Mercator/LAM, 2018, 240 p.
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