Paroles, êtes-vous dites ?
Saâdane Afif génère des mots. Des textes sur les murs blancs du centre d’art du Wiels. Ce ne sont pas les siens mais ceux de divers artistes invités à improviser des paroles de chansons sur ses installations… Un son de guitare au loin. Guitare, laquelle ? Celle de soi, de l’autre ou peut-être de l’artiste.
L’art est-il individuel ? A-t-il besoin d’être créé collectivement pour devenir autre qu’individualité ? Est-il ici ? Est-il là-bas ?
Des affiches rouges, bleues ou blanches sont accrochées au mur. C’est depuis 2005 qu’elles sont utilisées par Afif comme moyen de synthétiser l’œuvre. Elles nomment les personnes ayant participé à l’installation présentée. Elles viennent actualiser le travail, l’annoncer en quelque sorte. Que devient le musée ? Un support peut-être, un dispositif – une remise en question de son propre dispositif.
Saâdane Afif, au travers de ces affiches, propose une réflexion sur l’œuvre elle-même afin de mettre en valeur l’idée qu’elle ne se construit jamais de façon isolée. Elle est un croisement entre celui qui regarde, celui qui la parle, celui qui l’expose, celui qui la pense… L’œuvre n’est jamais seule. Elle est déjà contexte. L’affiche pourrait rappeler la publicité assez ironiquement mais elle est travaillée par des superpositions, des couches et des temporalités différentes. Elle vient questionner directement le lieu dans lequel elle est affichée.
Le croisement de ces deux questionnements semblent être au cœur de la recherche de Saâdane Afif et est ponctuation de l’exposition – l’œuvre d’art comme multiple et collective d’une part, et l’œuvre d’art comme s’arrachant à elle-même d’autre part.
Black Chords (2006) est une salle à multiples guitares contrôlées par un programme informatique. Les notes se combinent, se re-combinent grâce à l’ordinateur qui sélectionne un groupe de trois ou quatre accords, qu’il joue l’un après l’autre. L’œuvre s’actualise toujours, et la guitare se compose seule… Il y a absence du musicien, absence du créateur, absence du « père fondateur ». Afif a commandé un texte à Louis Philippe Scoufaras et ici l’affiche est un néon, néon qui reviendra notamment dans More More (2001/2007) et qui fait écho à l’histoire de l’art du 20ème siècle, devenu icône aujourd’hui. The Fountain Archives (Augmented) (2008/2017) est aussi un exemple du clin d’oeil qu’Afif fait à des pièces plus anciennes. Afif a rassemblé depuis 2008 toutes les publications, guides, livres consacrés à la pièce de Duchamp. L’œuvre a une vie à elle, un passé et elle se montre autre, sans renier ce qu’elle fut.
Plus loin, Everyday se collectionne sur un piédestal. Chaque jour le journal est posé sur celui du jour précédent et s’additionne jusqu’à la fin de l’exposition, modifiant sans cesse l’œuvre et évitant son caractère définitif ou achevé.
Deux mille millimètres d’infinis possibles (2014) s’aventure dans l’éternité. Comment la décrire ? Ici elle est mètre pliant en bois où les unités classiquement inscrites se sont envolées. Le mètre est plié de diverses manières, proposant des formes, des horizons, des dessins, croquis… Un processus. Cette salle d’exposition est processus… Pas de finalité ou de résultat – un processus remuant. L’œuvre n’est jamais finie. Potentialité touchante, sans début ni fin. Ici l’infini n’est pas conditionné, il est évoqué, suggéré. C’est alors qu’il… est. Il est.
Paroles (2018) est proposé, livre regroupant 191 textes écrits par plus de 100 auteurs au court des 15 années passées. Les textes sont le résultat d’une invitation à interpréter en mots les installations d’Afif. Le livre est proposé comme tremplin d’un passé et ouverture vers un futur puisque nous sommes invités à transformer les mots en musique au sein d’un studio, Studio Paroles… C’est à notre tour d’improviser, d’interpréter. Faire de ce qu’on voit un mouvement… Arrivé à l’entrée du studio d’enregistrement, lieu d’un potentiel possible, l’affiche questionne puisque « le studio n’est accessible qu’aux personnes ayant réservé ». Conditionnement de l’improvisation ? Viens donc effleurer l’inconditionnel, à condition que… Viens donc improviser, si tu prévois à l’avance de… Souffle malencontreusement décroché.
Afif se positionne, il n’est plus seul mais entouré. Les images sont déjà vues, réutilisées, repensées, réorientées… Alors, qu’est ce qu’une œuvre dite conceptuelle en 2018 ? Qu’est-ce qu’une œuvre dite collective en 2018 ? Inviter le spectateur à sa formation, est-ce aujourd’hui suffisant comme réflexion sur l’objet (ou non-objet) artistique contemporain ? Comment faire de cette invitation un possible et non une condition ? Où est la remise en doute des codes actuels, la rature nécessaire de ce qui est à venir ? Dans le prolongement de ses codes précédents, dans l’actualisation de ceux-ci ? Est-ce qu’on questionne le dispositif si on utilise le dispositif déjà préconçu de ce questionnement ?
Tendons l’oreille pour être à l’écoute de l’écorchure des codes contemporains. Ils se trouvent peut-être dans les précédents, peut-être dans ceux qui viennent. A l’écoute de l’écorchure, elle-même, destruction de ce qui est dit contemporain… Jamais sans racines, non, toujours en continuité mais présente comme acte de résistance face à son époque.
Pas de réponses, seulement des questions suspendues… Heureusement d’ailleurs, puisque processus ici – aussi.
Aurélia Declercq
Wiels
Saâdane Afif: Paroles
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