En interaction permanente avec le biographique, l’œuvre de Jean-Michel Nedjar (1947) se développe par périodes bien précises. Ce n’est pas innocent si, au lieu de rétrospective, l’expo s’intitule « introspective ».
Aux frontières de l’art dit brut, à l’instar de Chayssac ou Garouste, Nedjar voudrait changer la perception que l’on peut avoir de son travail. Comme si appartenir à cette ‘catégorie’ induisait que ce n’était pas de l’art à part entière. Peu importe finalement puisque ce qui prime, c’est l’œuvre et la façon dont on la perçoit et non un classement quelconque dans un répertoire d’histoire de l’art, classement, en l’occurrence, d’autant plus scabreux que ce créateur a opté pour des techniques tant picturales ou sculpturales que cinématographiques.
Voyages et rencontres se conjuguent pour construire l’homme Nedjar aussi bien que l’artiste. Et la confrontation à un certain primitivisme, à des rituels de type chamanisme, amène vers des pratiques fort éloignées de celles de notre culture occidentale. Ajoutons-y judéité familiale et homosexualité. De quoi renforcer une personnalité déjà potentiellement riche en contrastes.
Expérimentations filmiques
Nedjar est un expérimentateur. Ses films en sont un exemple flagrant. Angle (1978) est consacré au corps masculin et à sa sexualité. Il met en espace deux hommes dénudés qui évoluent selon des rites corporels faits d’actions ordinaires et répétitives devant l’angle formé par deux murs d’une pièce. Des séquences noires et des coupes rythment le montage de l’ensemble.
Gestuel (1978) exprime une violence faite à un corps dans un espace confiné. Ponctué lui aussi de plans de coupe noirs, d’introductions d’accessoires et d’une bande sonore empruntée à des jeux vidéo agressifs, ce court métrage fantasme sur une relation exacerbée de dominant-dominé entre un artiste et le modèle posant pour lui.
Ombre-Ailes (1980) est encore nourri de rites. Entre un acteur et une de ces poupées baptisées ‘baigneur’ se tissent des relations ambigües comme il en est au cours de jeux enfantins. Ici l’usage du ralenti, les apparitions d’ombres, le grain de la pellicule associés à un masque de mort mexicain amplifient l’impression de vertige.
Capitale-paysage (1982) s’empare de Paris pour en donner une version plutôt kaléidoscopique. Cette cavalcade visuelle est scandée par de brèves fixations sur des détails. Bouche d’œil Voodoovidéo (2002) s’avère une sorte d’autoportrait, d’exorcisme personnel à travers des fragments d’objets familiers, de parcelles d’anatomie, dans le décor que forme l’atelier de l’artiste.
Explorations esthétiques
L’expérimentation vaut également pour les techniques de création. En dehors des indispensables (huile, acrylique, gouache, pastel, encre) et bien sûr, dans son cas, collage et coudrage, Nedjar se sert de tissus, bois, terre, paille, plastique, film alu, cuir, papier mâché, plâtre, verre, cire, agrafes…
Il lui arrive de peindre avec les doigts. Une série de portraits a été réalisée de cette manière et en fermant les yeux. Il en résulte un ensemble pictural plus ou moins ovale délimitant un visage proche de l’abstraction, une apparence par matière interposée plus qu’une identification réaliste. Ce qui n’est pas sans rappeler les fameux Otages que peignit Fautrier à la fin de la 2e guerre mondiale.
Pour sa série des Orants, l’artiste va en outre se servir d’un fer à repasser. La matière picturale est parfois travaillée à main nue. De la cire réagissant à la chaleur du fer se répand de manière aléatoire sur la silhouette. Ce sont des Présences puisque leur densité s’offre aux regards mais ce sont aussi des Absences car ce qui est représenté n’est pas la personne réelle: la voici engluée dans l’épaisseur de la peinture au point d’être difficilement identifiable et quelquefois c’est quelqu’un de disparu, emporté par la mort.
Nedjar peint, dessine ou sculpte essentiellement des individus. Parfois, ils sont juxtaposés jusqu’à former une foule. Mais cela demeure des individuels. Ils sont campés en simplification stylisée, en expressionnisme exacerbé, en rappel de personnages empruntés à l’antiquité, en réminiscence d’une forme qui rappelle les dessins préhistoriques ou celles de masques primitifs.
On s’imagine des solitudes. On décode des présences arrachées à des souvenirs. On se trouve face à un recensement, une énumération qui plonge au plus profond des rêves, des cauchemars par moments. On est assailli ou étonné. Il faudrait scruter chaque visage, y retrouver ce qui nous hante.
Poupées fantasmagoriques
Certaines matières, certains matériaux qui ont fini au rebut parce qu’ayant servi et ne correspondant plus au goût du jour sont fascinants. Ce qui est vrai dans un grenier à l’ancienne ou sur une brocante saisonnière, l’est encore davantage lorsqu’il s’agit de profiter de l’imprégnation qu’ils ont avec le passé de soi ou d’autrui. Ainsi, lorsque Nedjar confectionne ses poupées, il se produit une sorte de mystérieux ensorcèlement lié à un magma culturel enfoui en chacun de nous.
Momie, fétiche, totem, talisman…, tous possèdent un pouvoir évocateur. Ils sont là pour « donner à celui qui regarde l’œuvre et regarde le monde la force de retrouver en lui la puissance de faire naître des significations qui n’existaient pas encore » écrit Marc-Alain Ouaknin. D’abord, il y a l’aspect de chaque poupée : intégrale ou mutilée, intacte ou martyrisée, plus ou moins vêtue ou dénudée, enrobée de tissus soyeux et rutilants ou d’étoffes souillées, visage à découvert ou dissimulé, faufilages exposés ou coutures discrètes…
Qu’il s’agisse de figurines de type ‘doudous’ d’enfance ou du genre catalyseurs de maléfices, d’envoutements voire de marionnettes pour castelet tout public, chacune est susceptible d’engendrer une narration soit parce qu’elle a été conçue à partir d’une histoire ou d’un moment vécu, soit parce qu’elle suscite des mots. Il y aurait à contempler chaque sculpture, chaque assemblage très longuement, tant l’accumulation de détails est un stimulant pour l’imagination.
La série Pourim aligne des personnages susceptibles de s’intégrer au cœur d’une narration qu’un montreur manipulerait dans une intrigue traditionnelle folklorique puisqu’il s’y trouve diablotin, esprit de la forêt, déesse, couple royal, chevalier, corsaire, commère, séduisante dame et animaux divers. Quant aux figurines de voyage, elles s’avèrent souvenirs puisqu’elles se construisent à partir d’un ou plusieurs éléments récoltés sur place dans une contrée visitée.
Les Chairdâmes abandonnent la légèreté et la couleur pour s’imprégner de boue, de sang. Leur aspect est plus brut, volontiers repoussant. Créées suite au visionnement du célèbre Nuit et brouillard de Resnais, elles attestent du génocide juif par les nazis. On dira volontiers que ce sont des golems, de ceux qui témoignent d’une douloureuse prise de conscience.
Il advient parfois que l’œuvre soit un étonnant ready-made chargé de sens. C’est le cas d’une Barbie dénichée aux puces, porteuse des stigmates d’une rageuse violence et emballée dans un vieux journal qui consacre un article à un bourreau. Tout cela renvoie à la fois aux jeux de l’enfance, à la présence captatrice de fantasmes que sont les figurines avec lesquelles on s’amusait, on inventait, on dialoguait pour se soulager des confidences impossibles et des confessions refoulées, tous déclencheurs d’agressivités, de rancœur, de rêves refoulés.
Michel Voiturier
Au LAM,1 allée du Musée à Villeneuve d’Ascq jusqu’au 4 juin 2017. Infos : +33 (0)3 20 19 68 68 ou info@musee-lam.fr
Catalogue : Corinne Barbant, Jean-Michel Bouhours, Déborah Couette, « Michel Nedjar, introspective », Villeneuve d’Ascq, LAM, 2017,272 p.
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