Outre ses divisions administratives, la province de Hainaut possède des sous-régions définies par l’imaginaire qu’induisent des couleurs : le Pays Vert pour le territoire agricole environnant Ath, le Pays Blanc pour les carrières du bassin d’Antoing et le Pays Noir pour la zone industrialisée de Charleroi. Pour cette dernière, ce qui se montre c’est d’abord le décor et puis ses habitants. Voilà ce qu’a vu et enregistré Stephan Vanfleteren, ce Flamand débarqué en Wallonie comme un explorateur étranger en terre inconnue.
Le décor s’avère d’abord fantomatique. Les brumes qui le hantent viennent des fumées d’usines, de la pollution atmosphérique. On revoit l’ambiance de tableaux d’un Pierre Paulus ; on repense à des descriptions de Lemonnier, de Verhaeren… Mais il s’agit d’aujourd’hui, d’une cité qui a connu le déclin industriel, l’expansion du chômage, les misères économique et psychologique.
Panoramas, paysages avec ou sans perspectives
Chaque image décrit à la fois cette réalité-là mais aussi un certain symbolisme visuel qui transpose le réel brut en déclencheur d’images intérieures liées à la situation de fait. Ainsi tel volume minéral abandonné à même le bitume apparaît comme morceau de charbon ou comme pavé à lancer dans la fièvre d’une manifestation revendicatrice. Ainsi cette façade lépreuse décrépite qui annonce en lettres géante qu’elle abrite (abritait ?) une pharmacie, lieu même où trouver des remèdes.
Il y aurait une fable à écrire à propos de cet oiseau solitaire, perché sur un fil électrique tendu au-dessus de rails pour tram disparu alors qu’à l’horizon invisible éclate un halo qui annihile tout repère. Il y aurait un conte à narrer à partir de ce mur percé de deux portes de garages, l’une fermée taguée du mot ‘mort’, l’autre béante sur une obscurité d’enfers. Ailleurs, des pneus en tas créent une sculpture pour mausolée de la finance ; une bagnole à l’abandon au milieu de la brousse d’un terrain vague joue au ready-made ; une plaque d’égout insère un peu d’art construit au centre d’un bitume ébréché.
L’architecture des usines, sous une luminosité vaporeuse, impose la traversée semi-céleste de sortes d’aberrants tunnels à usage occulte. Elle cerne d’aqueducs dominant de leurs zigzags des demeures d’autant plus basses qu’elles stagnent en contrebas de la route. Un château d’eau prend l’aspect d’un donjon ; des cheminées géantes crachent des nuages blanchâtres soit sous le regard interrogatif d’un cheval rêvant peut-être de western, soit derrière un parterre géométrique et proliférant de maisons clones aux toits chaulés de neige, voire s’étirant dans le ciel gris jusqu’à sembler frôler les croix de pierre d’un cimetière.
Peuple, prolétariat en anonymat
Un poème de Rimbaud consacré à Charleroi parle de kobolds « dans l’herbe noire » lorsqu’il aperçoit des humains vus depuis la fenêtre de son train. Vanfleteren (1969, Courtrai) les observe un peu comme cela. Les visages qu’il saisit dégagent des vécus chaotiques. On dit, en ces occurrences, des « gueules », burinées aux calamités. Comme ces mains en gros plan, couturées, paumes traversées par des rides de vie autrement plus profondes que celles décryptées par les cartomanciennes.
La solitude est omniprésente. C’est le cas des portraits qui dénombrent des physionomies, des mimiques, des attitudes, des vêtements. S’il arrive qu’une silhouette se profile dans un environnement, celui-ci a l’air de la rejeter comme une greffe mal tolérée. Il y a les jeunes frimeurs, les vieux traine-savates et les fumeurs de tous âges qui se dissimulent derrière un écran de fumerolle. Ajoutons-y les quelques-uns qui s’efforcent d’être en couple avec un animal de compagnie.
Pourtant, la fête n’est pas loin. Le carnaval est interrogé. Il montre la difficulté à rire de bon cœur (sauf chez les très jeunes enfants dotés d’un moyen de locomotion ou chez ces gamins jouant à la guerre et mourant en toute hilarité), à aller vers l’autre, à oublier le présent pour espérer un brin.
Cela n’est pas un reportage. C’est le reflet d’une ville en son cœur même. Une ville qui vit et pour laquelle Vanfleteren a de l’espoir, celui qui pourrait se nicher dans l’éphémère splendeur d’un feu d’artifice. Celui qui l’incite à écrire : « J’espère avoir photographié l’Ancien Testament de la Charleroi socialiste. La plan d’une ville au ‘passé composé’. […] Je reviendra bientôt pour enregistrer un nouvel acte de naissance ».
Michel Voiturier
Musée de la Photographie, 11 avenue Paul Pastur à Marchienne-u-Pont (Charleroi), jusqu’au 6 décembre 2015. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ou http://www.museephoto.be/
Catalogue : Stephan Vanfleteren, « Charleroi. Il est clair que le gris est noir mais Charleroi sera blanc un jour », Furnes, Hannibal, 2015, 256 p.
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