A Bocca Chiusa

LA RESTITUTION-2022( ©Johan Muyle (A Bocca Chiusa I Arthuis

L’exposition personnelle de Johan Muyle à la Belgian Gallery à Bruxelles marque l’aboutissement d’une année de recherche et de travail pour l’artiste, et, dans le même temps, clôt avec brio la première année d’existence de cet espace ixellois.
Johan Muyle (°1956, Charleroi – vit et travaille à Liège et à Bruxelles) nourrit sa pratique de ses rencontres, voyages et nombreux questionnements sur l’humanité et ses travers pour échafauder d’ingénieux·ses compositions et assemblages en prise directe avec l’actualité. Faisant suite à la rétrospective que lui a consacré le MACS l’an dernier, cette exposition présente trois nouvelles sculptures motorisées accompagnées de productions antérieures que sont un dessin à actionner et quelques billets de banque dorés à chaud, dans un dialogue remarquable avec l’œuvre réaliste et sociale du sculpteur belge Constantin Meunier (1831-1905) 1. « Dans un contexte de folie et de violence, il est bon de se demander quels peuvent être le rôle et la signification de l’art. Le livre de Werner Herzog intitulé « Conquête de l’inutile » – et peut-être même toute son œuvre cinématographique – est une pensée réconfortante. Conquérir l’inutile est quelque chose que les artistes font, dès lors que l’art est de ces parcelles où réside encore un soupçon de liberté. […] La sculpture de Constantin Meunier ressemble au titan Atlas, éternellement condamné à soutenir les cieux. L’Atlas de Johan Muyle est une allégorie de notre monde, un monde où l’échec des utopies rend possible, à contre-courant, la poésie de l’art. »2

Engagé depuis longtemps dans une tentative de compréhension de cette fatalité dont l’humanité semble marquée au fer rouge, et qui consiste en un va-et-vient constant entre affranchissement et dépendance, l’artiste a travaillé ici à partir de reproductions de deux œuvres de Constantin Meunier, Le tailleur de pierre (1898) et Le débardeur d’Anvers (1893)3, qu’il a agrémentés de nombreux attributs mêlant emprunt, récupération, artisanat et technologie, et qui font référence autant à la brûlante question de la restitution des œuvres par les anciens pays colonisateurs aux nations dépouillées qu’à l’assaut sans précédent de la Russie contre l’Ukraine. De l’usage de verbes d’action contradictoires – REVIENS VA-T’EN – au recours à une suture systématique des lèvres des sculptures4 , en passant par la mise en scène de la participation du visiteur qui, via un bouton poussoir rappelant le mécanisme populaire de déclenchement de l’autoportrait photographique, actionne un petit bijou à l’effigie d’un squelette tournant désespérément autour du globe terrestre, Johan Muyle déploie ici tout son génie de l’assemblage dans un registre hautement oxymorique et entièrement dédié au déplacement, à l’échange mais sans jamais en autoriser une concrétisation réelle, si ce n’est souligner son insoutenable vacuité. Ce sentiment d’éternel recommencement est renforcé par la double diffusion, en boucle, de Vexations, une pièce musicale fondée sur la répétition d’un motif, composée par Erik Satie (1866-1925) en 1893, et du titre de l’exposition, A Bocca Chiusa, inscrit en lettres capitales rouges sur un panneau électroluminescent défilant.

Au gré d’une scénographie dépouillée qui s’accorde en tout point avec l’architecture intérieure de la galerie, l’exposition révèle, avec consistance et acuité, toute l’étendue de nos comportements schizophrènes. Fidèle à lui-même, Johan Muyle dépeint de notre société un portrait relativement peu flatteur mais ô combien jouissif de par la finesse et l’ingéniosité de son exécution !
« Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place publique, que l’art persiste, que l’art s’entête, que l’art se reste fidèle à lui-même, tenax propositi. Car la poésie ne s’adresse pas seulement au sujet de telle monarchie, au sénateur de telle oligarchie, au citoyen de telle république, au natif de telle nation ; elle s’adresse à l’homme, à l’homme tout entier. »5

Clémentine Davin

Johan Muyle A Bocca Chiusa
Curated by Philippe Van Cauteren
Belgian Gallery 39 rue de Florence 1050 Bruxelles
Jusqu’au 28 mai 
Le jeudi de 11h à 18h, vendredi et samedi de 14h à 18h
www.belgiangallery.com

1 No Room for Regrets, 20.12.20 > 18.04.21, exposait, parmi les réalisations de l’artiste, une œuvre de Constantin Meunier intitulée Le Marteleur (1886) https://collection.bps22.be/fr/oeuvres/le-marteleur.
2 Citation de Philippe Van Cauteren, introduction au catalogue de l’exposition, datée du 6 avril 2022.
3 https://www.fine-arts-museum.be/fr/la-collection/artist/meunier-constantin-1
4 Qui n’est pas sans rappeler l’action volontaire et radicale de l’artiste dissident russe et réfugié politique Piotr Pavlenski (°1984, Leningrad – vit et travaille en France depuis 2017), qui s’était cousu les lèvres au fil rouge en soutien aux Pussy Riot et contre la censure, le 23 juillet 2012 à Saint-Pétersbourg.
5 Citation de Victor Hugo, « Préface », Les feuilles d’automne. Les chants du crépuscule, Éd. Hachette, 1858, Paris, 24 novembre 1831, p. 5.

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