Wim Delvoye et moi

Figure de proue de l’émergence de l’art contemporain au Grand-Duché de Luxembourg, historien de l’art, critique d’art, commissaire d’expositions, ex-directeur des instituions artistiques phares grand-ducales, Enrico Lunghi retrace son parcours de pionnier en suivant le fil d’Ariane de ses liens avec l’artiste belge Wim Delvoye. Histoire vécue.

Entre la fin des années soixante et l’an 2000, Luxembourg, aussi bien la Ville que le Grand-Duché, a connu une mue d’envergure en passant d’une entité industrielle sidérurgique réputée à un statut de capitale économique et financière enviée. Cette mutation par l’action de quelques personnes s’est accompagnée d’une transformation culturelle qui a placé petit à petit la Ville sur la carte européenne de l’échiquier de l’art contemporain de référence. Au début des années nonante, l’activité de quelques galeries locales dont la galerie Beaumont dirigée par Martine Schneider, principalement axées sur la France et les artistes de l’abstraction lyrique, connut de nouvelles ouvertures ; le projet politique encore très vague de construction d’un Centre d’art contemporain et la volonté de quelques-uns de faire évoluer la situation en faveur de l’art contemporain à partir d’un petit noyau, ont engendré une dynamique progressiste dont le bénéfice est devenu probant.

C’est à cette époque, en 1992 que le jeune historien de l’art formé à Strasbourg, Enrico Lunghi (1962) visite la documenta IX de Kassel, signée Jan Hoet et est interloqué par une œuvre signée Wim Delvoye. Il ne se doutait pas, alors qu’il occupait un poste temporaire au Musée national d’histoire et d’art à Luxembourg (MNHA), que ces deux personnages déjà bien médiatiques allaient l’engager dans la voie de l’art le plus prospectif de son temps et le mener à la tête du musée de niveau international. C’est ce récit, semé de très belles et riches rencontres, certes aussi d’anecdotes mais bien parlantes, que livre l’auteur avec à la fois une simplicité, une modestie et une truculence aussi touchantes. Pour avoir suivi d’assez près ce parcours en tant que journaliste  critique d’art, force m’est d’en souligner la rigoureuse authenticité.

Parcours exemplaire

On laissera à chacun le plaisir de découvrir les arcanes d’un riche labyrinthe dont la sortie officielle fut malheureusement marquée par une malversation qui fort heureusement et fort justement ne ternit en rien tout le mérite d’un parcours exemplaire auquel le Luxembourg culturel et artistique est grandement redevable. Cet épisode désastreux qui prive aujourd’hui le Luxembourg d’une tête bien faite, libre et prospective, ancrée dans les multiples réalités de son temps, est narrée en fin de volume. Un procès est toujours en cours. Parmi les étapes les plus marquantes de cet itinéraire totalement dévolu à la défense et à la diffusion de l’art contemporain, on retiendra particulièrement, outre un entretien avec Ieoh Ming Pei futur architecte du musée, le rôle moteur de sa rencontre et des contacts avec le bouillant Jan Hoet et la première visite, suivie de bien d’autres, de l’atelier de Wim Delvoye, « un jeune homme plein d’énergie, exquisement cultivé, éperdument passionné, curieux de tout, avenant, sympathique, et d’une intelligence hors du commun ». Un rendez-vous suivi par une expo solo de l’artiste en la galerie Beaumont en 1994. Depuis, le lien entre eux ne fut jamais distendu et se mua en réelle amitié. Un an plus tard débuta la préparation des expositions conséquentes au titre de Luxembourg Capitale européenne de la culture, suivie par l’aventure du Casino Luxembourg et sa pérennisation sous l’égide artistique du jeune responsable des expos. Bien évidemment, il y avait introduit une œuvre marquante de Wim Delvoye. Un beau coup de maître qui dura jusqu’en 2008 ! Entre temps et à trois reprises il fut le commissaire du pavillon luxembourgeois à Venise, présentant Bert Theis, Simone Decker et Jill Mercedes, et renforça ses liens belges par la fréquentation des collectionneurs Anton et Annick Herbert, mais aussi d’un certain Bart de Baere, de Micheline Szwacjer, de Laurent Busine et de Jacques Charlier avec qui il allait réussir l’exploit d’un off vénitien retentissant. Un épisode raconté avec saveur, plus avant dans le présent ouvrage.

Wim et lui

« Wim était devenu un habitué du Luxembourg, du Mudam et du Casino, et plusieurs de ses œuvres ont été montrées dans des expositions collectives », écrit Enrico Lunghi, mais la pièce capitale du gantois fut la Chapelle qui occupa une place permanente dès l’inauguration du musée. Elle fut malheureusement démontée en 2018. Wim Delvoye reste à n’en pas douter « l’enfant terrible » et pas uniquement de la scène belge ! En 2007, grâce à une collaboration entre le Casino Luxembourg et le Mudam (dirigé par Marie-Claude Beaud) furent exposés de part et d’autre les fameuses machines Cloaca. Ce qui valut aux institutions, outre un succès bien au-delà des frontières, en interne étatique,  une volée d’insultes et une intervention au parlement !

Désormais directeur du Mudam depuis 2009, Enrico Lunghi persiste et signe. Il ne concocte rien moins qu’une grande expo Wim Delvoye qui, au grand dam des nouveaux membres du conseil d’administration « purs produits de l’arrogante et suffisante ère néolibérale » fut inaugurée « le même jour que la magnifique rétrospective de Wim Delvoye », sans « dîner de gala en smoking ». Par contre, ce fut un événement très médiatisé suivi d’un « week-end du grand pique-nique public » au cours duquel « Wim et moi, [étions] costumés en chefs de cuisine ». Sans jamais dévier de sa trajectoire, le directeur démissionnaire « cloué au pilori, jeté en pâture sur la place publique », parvint, le dernier jour de sa prestation à faire acquérir par le musée et à l’unanimité (c’est dire le soutien et la reconnaissance) « un ensemble de quatre énormes pneus sculptés à la main de Wim Delvoye ».

Dans une dernière évocation de rencontre avec Wim Delvoye à l’occasion de sa récente exposition (2024) au Musée d’art et d’histoire de Genève, Enrico Lunghi note : « Une fois encore, cet artiste inépuisable et sans pareil me surprenait et me désamorçait, venant déjouer mes attentes et contourner les codes établis, m’offrant une palette élargie de motifs pour penser et repenser l’art, celui du passé comme celui du présent ».

Une chose est certaine, Enrico Lunghi, au cours de toutes ces années, grâce à sa détermination, ses amitiés luxembourgeoises et internationales, belges en particulier, son esprit libre, sa capacité d’écoute, aura réussi à faire de Luxembourg une place force et reconnue dédiée à l’art contemporain le plus prospectif. Personne ne pourra lui enlever ce mérite. Et Wim Delvoye y a largement participé.

C. Lorent

Publication. Enrico Lunghi, Wim Delvoye et moi. Art, amitiés et turbulences,116 p. Editions Phi. 17 €

Citation. Dans cet ouvrage où se manifeste énormément de sincère empathie, Lino Polegato est cité en tant qu’interviewer pour Flux News. En exergue du texte, une citation de Wim Delvoye : « En jouant avec de la merde, je suis sûr de garder mon innocence » est extraite d’un papier paru dans La Libre Belgique du 25 décembre 2002 signé par Guy Duplat et Claude Lorent.

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