
par Véronique Bergen.
Un regard qui s’empare de la marge, de ce que les sociétés ne veulent pas voir, un look, une dégaine et un esprit rock urbain, l’esthétique anti-conformiste d’un photographe qui affirme un langage visuel immédiatement reconnaissable, sans concession, radical, politique et poétique : après deux livres renversants, d’une percutance sans égale (Bruxelles Ville Ouverte et World News, publiés aux Éditions du Juillet), le photographe belge Vincent Peal expose son nouveau travail dans un ouvrage saisissant, Rites et cérémonies en Asie du Sud-Est (Timeless Editions). A l’occasion du lancement du livre, une exposition se tient à la Chapelle du Grand Hospice jusqu’au dimanche 30 mars, un lieu magique en résonance avec l’univers présenté.
Après avoir fondé le groupe électro-rock Emma Peal, célèbre pour ses concerts-happenings dans une veine underground, Vincent Peal abandonne sa carrière de chanteur, se tourne vers la photographie, la vidéo. De Bruxelles aux quatre coins du monde, ce voyageur atypique rend visibles les marginaux, les SDF, les laissés-pour-compte, rend hommage à une humanité bigarrée, cosmopolite, aux multiples formes de l’identité, réalise des portraits d’une vérité crue, capte les acteurs de l’ombre de la vie quotidienne, des scènes de rue, dans les Marolles, à New York, Berlin, dans les bidonvilles de Bombay, dans les quartiers interlopes des mégapoles. Caractérisée par une approche immersive, par l’empathie, la générosité envers ce qu’il photographie, son esthétique aux couleurs vives uppercute les spectateurs et s’avance comme radicalement politique. Son œil devient une arme qui nous montre l’envers du décor, les cohortes de « clochards célestes », la pollution des plages en Afrique, la violence du système qui génère de plus en plus d’exclus, d’indésirables dès lors qu’ils ne servent plus le Moloch néolibéral.

Photographe du corps tatoué, meurtri, défoncé, travesti, amputé, explorateur de la diversité des sociétés contemporaines, Vincent Peal entre en dialogue avec des êtres qu’il rencontre, élève la photo au rang d’un rituel des visages, pose un regard décalé sur les habitants du « décalé ». Avec Rites et cérémonies en Asie du Sud-Est, il nous plonge dans des carnets de voyage, des photographies de pratiques religieuses, de crémations, de sacrifices, de pénitences. Ayant voyagé durant en an à travers l’Asie, de l’Indonésie aux Philippines, de l’Inde à la Malaisie, il a photographié du dedans, avec amour, avec une proximité troublante, les médiums spirituels Tatung de Bornéo, les cérémonies de transe, de possession, les crémations sur le bord du Gange, les flagellants lors de la Semaine Sainte à Manille.

Au travers de cette photographie à la fois documentaire et formellement stupéfiante, au travers de ce témoignage anthropologique sur les croyances qui animent les communautés chinoises à Bornéo, les hindouistes, les sociétés animistes, le catholicisme des Philippines, Vincent Peal charge l’acte photographique d’une dimension rituelle en phase avec ce qu’il capte. Il nous projette dans un univers où la beauté épouse la violence ritualisée, codée. Ses photographies nous balancent les danses entre vie et mort, les rites funéraires complexes chez les Torajas d’Indonésie, les pratiques de pénitence, d’exorcisme des mauvais esprits, les voyages pour accompagner les défunts dans l’au-delà ou encore les rites de villageois au Nord de Manille célébrant, lors de la Semaine Sainte, la Passion du Christ et sa résurrection, des rites au cours desquels les officiants, partageant la souffrance du Christ, se flagellent, portent des couronnes d’épines et, parfois, se font crucifier. Au nom de l’orthodoxie, l’Église catholique critique et désavoue cette tradition. La violence des automutilations éphémères, des scarifications corporelles afin d’apaiser les esprits, de laver les dettes spirituelles, les mortifications de la chair, les aiguilles, les lances, les brochettes qui transpercent la peau, les joues, la langue, les sacrifices de buffles chez les Torajas afin que les bovidés escortent les morts dans leur royaume, les cérémonies de prières sont photographiés sans distance ni jugement, sans esthétisation ni faux-semblant.
On pourrait déceler des passerelles, des raccords (esthétiques, symboliques, anthropologiques) entre les tribus urbaines, les rituels des subcultures en Occident, les Carnavals sauvages des Marolles que Vincent Peal photographie et les cérémonies religieuses, spirituelles des peuples d’Asie du Sud-Est. Mais, par-delà des analogies entre pratiques, des différences cruciales se creusent entre des régimes de pensée, des manières de croire, de vivre et de mourir que tout sépare. Ni le sens ni les fonctions des scarifications, des modifications corporelles ne sont les mêmes : l’organisation sociale, les schèmes de pensée qui dominent le naturalisme de l’Occident sont fondamentalement différents des creusets spirituels animistes, hindouistes, syncrétistes dont Vincent Peal rapporte des récits visuels. Bien qu’étranger, bien qu’outsider, il a gagné la confiance des populations auxquelles il s’est ouvert, dont il a recueilli les manières de se rapporter au cosmos, aux non-humains, aux morts, de dialoguer avec l’invisible, avec les esprits des animaux, des fleuves, des forêts, des absents. Fabuleux travail qui nous mène au point de rencontre du corporel et du spirituel, les photos, la vidéo composant Rites et cérémonies en Asie du Sud-Est laissent affleurer l’invisible à même le visible, délivrent comme un voyage initiatique sur les terres du sacré.
Il faut être un peu chaman pour réussir à entrer en contact avec le chamanisme, avec les pratiques de transe, afin d’être en mesure de délivrer aux spectateurs une expérience sensorielle en l’immergeant dans l’ailleurs. Une œuvre éblouissante et salutaire qui en appelle à la préservation de ces cultures à l’heure où, mue par un appétit de destruction mortifère, la mondialisation effrénée met en péril la richesse symbolique, culturelle et la subsistance des peuples autochtones.
Vincent Peal, Rites & ceremonies of South East Asia,
Exposition, rencontre, signature
Chapelle du Grand Hospice,
7, rue du Grand Hospice, 1000 Bruxelles,
Samedi 29 et dimanche 30 mars 2025 de 14h à 21h.
Livre Rites & ceremonies of South East Asia, Timeless Edition, texte en français et en anglais, disponible sur le site de Vincent Peal :
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