La cartographie établit l’état du monde. Lorsque des plasticiens s’en emparent, ils nous amènent à considérer dans quel état ils voient le monde.
Scientifiquement, les cartes géographiques visualisent des moments de l’histoire du monde. Elles évoluent en fonction des connaissances, des découvertes, de l’évolution sociopolitique. Elles peuvent être conçues réalistes ou idéologiques. Elles sont parfois totalement fictives et s’attacher à autre chose que les éléments matériels de l’univers quand ce sont des créateurs qui s’en emparent.
En soi, la carte avec ses couleurs, ses tracés, ces signes symboliques est un élément visuel fascinant. En son temps, l’écrivain Georges Thinès, au début de son roman Les Effigies, lui a rendu un hommage quasi lyrique à partir du souvenir de celles qu’on suspendait dans les salles de classes d’autrefois. Celles qu’on invente n’en sont pas moins passionnantes ainsi que le prouve cette exposition particulièrement cosmopolite qui démontre, comme le souligne son commissaire Alfred Pacquement, que la carte « transcrit une réalité, celle du territoire mais aussi l’interprète en créant une image à partir de données multiples et d’objectifs déterminés ».
Le global en forme de planisphères
Coalition bénéfique entre science et art, la vidéo « Panton -500 +2007 » de Cristina Lucas (1973) fait défiler sous nos yeux des formes colorées. Elles organisent les cartographies successives des contrées connues de la planète à travers leur évolution durant plus de deux millénaires. Ces palpitations et métamorphoses formelles fascinent, émerveillent, interrogent. Avec ses fourmis en train de dévorer la forme des continents, le film de Rivane Neuenschwander (1967) donne à percevoir une autre mutation du monde, celle, alarmante, de son érosion. Entre ces deux perceptions, une gamme variée de créations nous incitent à aiguiser nos sensations souvent émoussées par l’indifférence de l’habitude.
Mona Hatoum (1952) se contente de contraindre notre regard à envisager les choses autrement. Elle transforme sa carte en mobile dont les éléments, en verre transparent, sont suspendus, laissés aux caprices des courants d’air. Au sol, cette plasticienne étale un tapis plain gratté laisse à voir les continents, sur lesquels on marche sans davantage de souci qu’on les pollue sans relâche.
Malala Andrialavidrazana (1971) associe aux continents des éléments décoratifs sous formes de motifs répétitifs, des personnages, des objets tels que des billets de banque à des cartes existantes datées. Elle suscite un mélange étrange de représentation iconique et de suggestions narratives du genre que pratiquaient les collagistes surréalistes. Transparaissent alors des références à des moments ou des processus : le temps des esclavagistes, l’évolution darwinienne, brassage de l’allégorique, du géographique et de l’historique.
Yto Barrada (1971) organise des silhouettes continentales découpées dans du bois, déplaçables sur une surface monochrome. Libre à chacun de les manipuler comme on imagine le mouvement des plaques tectoniques. Cette mobilité se décode en tant que changements matériels de la configuration mondiale mais aussi en tant que potentialités d’alliances ou de conflits. Andréas Gursky (1955) déroule un tirage imposant où les îlots artificiels d’un projet touristico-résidentiel à Dubaï s’étirent sur l’eau selon un agencement de planisphère. Impressionnante démonstration d’une mégalomanie capitaliste dopée par l’argent des productions pétrolières.
Œuvre connue, Mappa d’Alighierro Boetti (1940-1994) consiste en une broderie sur tissu où la conformation des pays apparaît sous les couleurs et les éléments de son drapeau. Derrière le chatoiement polychrome et la texture des matières se lit la situation politique en 1979. La réflexion induite mène à s’interroger à propos de la disparition de certaines nations et d’y ajouter celles qui sont apparues depuis car les états ne sont pas éternels.
Telle une fresque, le paysage cartographique d’Aung Myint (1946) se bariole de coulées sanglantes sous formes de coutures. Elles scandent un espace envahi de mini-créatures en papier froissé qui rappellent le personnage expressionniste du « Cri » de Munch si bien que le visuel semble s’être transmuté en clameur. Sa puissance plastique se retrouve, transcendée cette fois au moyen d’une esthétique épurée, belle en soi mais intrigante par ses effets de vertige et de mise en abyme. Ce sont les néons verts d’Ivan Navarro (1972) qui s’avancent dans le vide d’un infini potentiel reflété à travers un miroir sans tain.
Interpellante est la réalisation monumentale sur papier blanc de Mircea Cantor (1977). Les contours et les masses continentaux consistent en des silhouettes obtenues par la fumée des bougies. Les détails nationaux ont disparu, le noir remplace toute autre teinte. Résultat inéluctable de notre faculté à polluer notre environnement. Ce que confirme un titre en anglais particulièrement explicite. Sans doute est-ce dans un état d’esprit assez similaire qu’Abraham Cruzvillegas (1968) présente un planisphère inversé par rapport à sa présentation conventionnelle et que les terres sont des plaques de cuivre de récupération sur chantiers.
Vik Muniz (1961) a recomposé les masses continentales au moyen d’objets issus des ordinateurs. Un gigantesque cimetière informatique s’entasse en démonstration saisissante de l’invasion mondiale du virtuel dans la communauté humaine tout entière. De son côté, Erik Dietman (1937-2002) semble faire de sa mappemonde un set en papier pour brasserie sur lequel il joue avec les mots en associant ‘la raie’, ‘l’art est’ ou ‘l’arrêt’, l’ensemble se référant sans doute au pillage des océans par la pêche industrielle. Nelson Leirner (1932) pousse plus avant sa dérision et son réquisitoire en envahissant la surface terrestre par des créatures de Walt Disney associées à quelques émergences de racisme.
Avec « Le Monde nomade », Marco Godinho (1978) développe une vision panoramique de la planète terre. Il la découpe en 60 bandes apposées les unes à côté des autres, c’est-à-dire autant que de secondes en chaque minute et de minutes en chaque heure. Elles pendent, plus ou moins déroulées car elles réagissent à la température et à l’hygrométrie du lieu. Effet insolite garanti, Marwan Rechmaoui (1964) recompose notre monde en ne conservant sur des découpes en caoutchouc industriel noir que les pays arabes.
« Vaduz » de Bernard Heidsieck (1928-2014) se présente en mappemonde rehaussée de trois séries de cercles rouges qui s’imbriquent les uns dans les autres. Sur la carte, des épaisseurs de papiers découpés disent les noms des ethnies et peuples répartis à travers les continents, plus ou moins présents ou en voie de disparition. Ce plasticien écrivain, adepte de la poésie sonore, se servait de cette œuvre pour des performances de lectures publiques dont on écoutera un extrait sur https://blogs.mediapart.fr/patrice-beray/blog/261114/il-pleut-autour-de-vaduz-bernard-heidsieck où la musique des vocables s’allie à la diversité des humains répartis à travers les contrées de notre planète.
La part consacrée à Marcel Broodthaers (1924-1976) est imposante. Intéressé par le pouvoir allusif des mots sur la perception visuelle, le voici métamorphosant de manière virtuelle une carte scolaire de « Monde politique » en « Monde poétique » par le changement d’une seule lettre de son intitulé. Le voici encore étalant, représentation emblématique de notre planète, les terres en puzzle auquel il manque une pièce. Voici encore un collage où un immense soleil blanc flotte au-dessus de planètes de différentes grandeurs affichant à côté de sa dénomination l’adjectif ‘politique’ et ce, pas bien loin d’un atlas imaginaire pour artistes et militaires conquérir l’espace… Tous spécimens de l’humour décalé d’un de nos plus appréciés des descendants du surréalisme.
Des topographies engagées
Passer de la planéité du document aux trois dimensions du globe terrestre change évidemment la perception. Qiu Zhijie (1969) est le seul créateur à avoir eu recours à cette boule didactique. Mais il ne s’est pas cantonné à la réalité puisqu’il y a implanté des régions grisées en fonction des émigrations et des récits épiques qui les accompagnent car ceux qui s’exilent emportent avec eux leur culture. Radical, David Mantofani (1973) a transformé la terre en cube. Effet saisissant qui bouleverse les sensations familières.
Sans être à proprement parler planisphère, une sérigraphie d’Öyvind Fahlström (1928 -1976) évoque vaguement une cartographie généraliste. Les territoires qu’elle englobe sont en réalité des espaces bourrés de dessins et de textes caricaturaux qui s’en prennent avec la virulence des journaux satiriques les plus engagés à l’impérialisme militariste des Etats-Unis à travers le monde.
Le collectif Art & Language expose un puzzle blanc représentant la surface supposée d’une partie de l’océan Pacifique, les découpes de chaque morceau apparaissant comme des vagues. Une autre version de cette insolite cartographie s’ornemente d’un quadrillage. Une dernière, agrémentée du dessin en noir de deux ‘îles’, regroupe en bas la liste des mots qui auraient dû se trouver sur la page d’un atlas.
Recouvrant la surface d’une table de photos aériennes en accumulation de bâtiments dispersées de manière à former un « Monde à plat », Claude Closky (1963) se sert de la prolifération comme constat de l’urbanisation à outrance. Les clichés de ville de Sol LeWitt (1928-2007) sont amputés d’une partie que remplace une surface vierge en lieu et place d’éléments monumentaux identifiables. Olafur Eliasson (1967) s’est tournée vers une démarche inverse. Elle s’empare de document géographiques anciens, les traite afin qu’ils perdent leur apparence authentique et ressemblent à des éléments ayant transité par l’imaginaire d’un artiste inconnu.
Pour Philippe Favier (1957), il s’agit de détourner des cartes maritimes existantes. Aussi mise-t-il sur la tension effacement-apparition en les recouvrant d’encre de Chine sauf quelques parcelles où reste apparent un élément originel, une île par exemple. Il y adjoint la présence d’un ou plusieurs O blancs selon une graphie particulière comme pour, phonétiquement, faire réapparaître l’eau, et visuellement matérialiser un îlot. Emilio Isgro (1937) reprend une cartographie traditionnelle et y barre systématiquement des indications faisant se dissoudre les mots au profit de traits rythmiques.
Son confrère Luigi Ghirri (1943-1992) est aussi un artiste qui tente, via ses photos, de nous alerter à propos de notre vision futile des apparences. Ses touristes considérant un paysage appartiennent à la platitude du journalier. En fait, ils examinent des indications destinées à leur expliquer comment visiter un lieu et s’y retrouver. Sa transcription céleste de constellations ne montre pas des étoiles familières ; elle invente une astronomie, voire une astrologie, chimérique. Nos routines de consommateurs d’images sont priées de secouer leurs réflexes stéréotypés. Avec des moyens personnels, Shilpa Gupta (1976) projette une centaine dessins réalisés à la main qu’on hésite à identifier comme les limites d’un pays ou la silhouette d’un oiseau en plein vol. Ils expriment alors l’ancrage au terroir natal et le désir ou la nécessité de migrer.
Wim Delvoye (1965) élabore carrément un monde fictif dont il invente les noms propres avec minutie de sorte qu’ils ressemblent à des mots existants. Il en recouvre les murs d’une salle, y compris la minutieuse liste alphabétique de tout ce qui apparaît sur la carte. Une manière de transporter au cœur d’un univers énigmatique mais en apparence familier. Il est rejoint et soutenu dans cette incursion hors du réel par Eric Duyckaerts (1953-2019) qui, à travers des vidéos, joue les commentateurs de musée devant des œuvres imaginaires dont il décrypte les descriptions hypothétiques de contrées oniriques avec un humour poétique et fantastique.
La démonstration filmée que proposent Charles (1907-1978) & Ray Eames (1912-1988) est un vertigineux voyage qui part d’un réel quotidien jusqu’à aboutir à l’infiniment grand avant de repartir vers l’infiniment petit. Ces zooms avant accompagnés de chiffres précisant le parcours suivi par une caméra aux images d’une précision scientifique objective nous ramènent aux deux infinis de Blaise Pascal.
La conclusion revient néanmoins à Chéri Samba (1956) avec sa parodie de « La vraie carte du monde« . Sur fond de caricature de certaines affiches de propagande communiste de jadis, il relativise l’échiquier politique mondial en plaçant son autoportrait au centre d’un univers où l’Europe a perdu sa domination. L’art, de quelque contrée qu’il vienne, a désormais un rôle universel.
Michel Voiturier
« Mappa mundi » à la Villa Empain, 67 Avenue Franklin Roosevelt à Ixelles jusqu’au 4 octobre 2020. Infos : +32 2 627 52 30 ou https://www.villaempain.com/expos/mappa-mundi/
Catalogue : Louma Salamé, Alfred Pacquement, Gilles A. Tibergien, « Mappa mundi Contemporary carthographies », Bruxelles, Fondation Boghossian, 2020, 144p.(trilingue F, EN, NL)
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