Entremêlant les photos de Nicolas Kozakis (Liège, 1967) et les textes de Raoul Vaneigem (Lessines, 1934), « Vivre » est un élégant livre unique co-édité par Yellow Now et le musée national d’art contemporain (EMET) d’Athènes. Sa qualité d’impression donne aux images une luminosité restituée. Sa mise en page accorde à la photo la place du haut, abandonnant à la blancheur du bas, un espace aux mots de l’écrivain offerts en français, anglais et grec. Ceux-ci ont banni le prolixe pour se condenser en écrits quasi minimalistes, entre aphorismes et poèmes brefs.
L’image servant de couverture au livre est chargée d’une symbolique qui en résume le contenu. Le titre en majuscules blanches clame une façon d’être : « VIVRE » au-dessus des deux noms d’auteurs en police plus réduite. Le fond, décor dans lequel se déroule la scène, réunit des éléments essentiels : la pierre à l’ombre forme une muraille naturelle; plus bas, de l’eau stagne; en haut à droite, un triangle dévolu à l’espace céleste, l’air ; en bas à gauche, un triangle équivalent, retrouve le roc mais violemment éclairé par le soleil. Au centre, en l’apesanteur fugace d’un saut, la silhouette jeune presque nue de quelqu’un s’élancant vers l’eau. Déplacement au sein d’un environnement statique. Confrontation entre la solidité massive du minéral millénaire et la fragilité du transitoire de la créature humaine, entre immobilité et activité.
Si on ne se contente pas de la couverture recto et qu’on ouvre la partie de la couverture verso, on ajoute à la photo de devant, la suite du pan rocheux. Elle prolonge en pleine lumière le petit triangle bas ensoleillé. Cette présence renforce l’élan humain qui se jette à corps offert vers un ailleurs invisible qui semble présager un autre univers, ailleurs, au-delà de cette eau supposée fertilisante, ouverte vers un univers où rien ne demeurera immobile, figé, voire hostile.
Vaneigem et le bonheur d’être vivant
Cette vision rejoint, annonce le propos de Vaneigem. Celui-ci, depuis les années 1960, n’a cessé de réfléchir à propos du fonctionnement de nos sociétés occidentales afin de prôner l’inverse du matérialisme forcené d’un système basé en priorité sur la consommation. Il l’exprime ici dès la préface. « Vivre n’est pas un défi à la mort, c’est une jouissance qu’une organisation économique, sociale et psychologique aberrante a dénaturée, fragilisée, frappée d’interdit. » Constat sans appel qu’il a développé dans des essais parfois très utilement pamphlétaires, toujours animés par le rejet d’une société qui conditionne à avoir plutôt qu’à être, « un monde / saisi par la frénésie / du pouvoir et de l’argent ».
Il nous livre ici, en quelque sorte, un testament. En guise de légendes ou de contrepoint aux images, son écriture résume l’essentiel de sa pensée, de son credo qui contiennent une forme d’utopie en dépit de la pertinence de son propos, de ses analyses, de ses démonstrations, voire de ses slogans.
« Terrés dans les égouts du profit
Les financiers capitalisent
Notre lente agonie »
Nous voici désormais « à un point crucial de l’histoire ». Les récents soubresauts politiques qui parcourent nos démocraties depuis quelques décennies, les catastrophes écologiques qui s’accumulent, les conséquences de la productivité à outrance qui influent sur la santé des terriens attestent que le fonctionnement socio-économique global s’effrite irrémédiablement. La violence des états modélise celles des individus. Les libertés élémentaires sont tronquées tandis qu’on prône une libération de la parole qui contient en elle la censure qui surgira fatalement des excès de la propagation des haines.
Vaneigem constate que « ceux qui colonisèrent / sont à leur tour colonisés ». Il propose une liste nouvelle des droits de l’être humain. Par exemple que « Tout être humain a droit au libre exercice de la bonté ».Il résume : « Nos armes sont celles de la création, de l’ingéniosité, de la vie qui conquiert sans tuer. » tout en nous mettant face à une contradiction fondamentale : « Vous entonnez des chants funèbres sur l’avenir de la terre / mais vous tolérez / que le tourbillon de l’argent engloutisse le vivant. » Alors, « La désobéissance civile est l’antidote de la guerre civile. »
Kozakis complice de la lumière
Extraites de courtes vidéos, l’ensemble des photographies de Kozakis sont offertes pour qu’on y porte un regard prenant le temps de percevoir leur pouvoir évocateur. Elles possèdent un côté dépouillé de documentaire. Systématiquement en noir et blanc avec d’innombrables nuances de gris. Souvent elles sont en plan général, quelquefois en plan très rapproché.
Certains paysages sont laissés à eux-mêmes, proposés à être regarder en tant que lieux déconnectés de l’émotionnel. D’autres accueillent présence animale ou humaine. S’exposent en aridité ou dotés d’une présence végétale. La ville y est minoritaire au profit du littoral. Pas vraiment de véritables portraits. Par contre des gros plans détaillent des gestes, des actions.
Kozakis aime se servir de la lumière. Bien entendu (ou vu), elle est présente pour l’ambiance générale. Mais très souvent, elle apparaît circonscrite à un endroit particulier très précis du cliché pour y attirer l’attention, pour y jouer un contraste. Il y a, à ces endroits-là, comme sur l’image du plongeur de couverture, une sorte d’activation du blanc. Ce peut être un tissu d’habit, un reflet de vernis sur une table, des doigts tirant un fil, une casquette coiffant un crâne, un pelage de chat sur une plage, un nuage cotonneux, la zébrure d’un élément de carrosserie, un sillage derrière une embarcation, un marquage au sol sur le bitume, l’entrée d’un commerce de nuit, le pavé d’une rue piétonne, poil immaculé de canassons au sein d’un troupeau au crin alezan, nourriture apportée par un plagiste, même une minuscule boule de glace sur un cornet…
Sans que cela soit systématique, le photographe aime souligner qu’un espace se construit grâce à des éléments purement géométriques. Voici l’horizontalité d’un lointain plus ou moins proche, parfois mis en parallèle avec ce qui découpe l’espace en plans superposés, frontières potentielles d’étapes supposées. Pas mal de traits sombres de bateaux navigant. Voici des verticalités qui fractionnent ou jalonnent. En majorité des humains ancrés à la terre ou en déambulation sur un territoire. Ici ou là des ifs, isolés ou en tribu.
Des obliques dynamisent l’image : bord de flaque où se reflète un bosquet, planches et poteaux abandonnés au sol, câbles électriques croisés, estacade dirigée vers l’horizon, bords de route qui filent vers le lointain, rivage qui rejoint une jetée, rambarde métallique, branche d’arbres voire troncs gauchis par quelque vent obstiné, clarinette d’un solo musicien, tentacule de pieuvre. Certaines s’associent en triangles : montants de balançoires foraines, jambes écartées de footballeurs en jeu ou de statue statique, bâche recouvrant un tas dissimulé, chevalet, corde de suspension d’un panier…
La rondeur est plus rare. Comme si à travers des endroits qui disent chaleur, sécheresse, rudesse minérale, rugosité paysagère en guise de témoignage d’existence au-delà d’une urbanisation minoritaire. C’est un astre fiché plein ciel, un hublot ouvert sur autre part, ce sont des pneus délaissés ou la circonférence d’un vestige de théâtre antique ou encore une frondaison, un tournant routier, un phare automobile. C’est encore – mais cette fois hérissé de picots – un oursin noirâtre.
Des vivants, humains ou animaux (idem pour les objets), on fréquente essentiellement des solitaires, de temps en temps des couples. Le collectif, la multitude, la foule, c’est très exceptionnel. Pour Kozakis autant que pour Vaneigem, ce qui importe semble bien être l’individu, nullement celui que la ‘civilisation ‘ contemporaine a cantonné dans l’individualisme. Plutôt un être qui doit se montrer capable de choisir comment être vivant, libéré, en quête d’une sensibilité peu influencée par autrui. Chacun construit sa perception du monde, ses sens nourris par tout ce qui permet de trouver un plaisir plénier à être au monde. Car cette jouissance des perceptions n’ayant que faire de posséder est étrangère à la jalousie, à la compétition, au pouvoir et devient alors forcément étrangère à la violence, à la domination, la sujétion, la possession.
Dommage (difficilement réparable) que notre monde actuel a raté un après-covid où nous aurions enfin donné priorité au fondamental que constituent enseignement, santé, culture, ces nourritures essentielles à une solidarité collective dynamisée par un épanouissement individuel.
Nicolas Kozakis, Raoul Vaneigem, « Vivre”,Liège/Athènes,Yellow Now/EMST, 2024, 224 p (28€)
Véronique Bergen, “Ne jamais abdiquer » sur Nicolas Kozakis et Raoul Vaneigem : Vivre – Le Carnet et les Instants
Michel Voiturier
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