Un centenaire : l’avant-garde belge de la décennie folle via « 7 arts »

V.Bourgeois (1897-1962), Cité Moderne, Berchem-Saine Agathe, Brussels, 1922-1925 - CIVA, Brussels © CIVA

La première guerre mondiale a cessé. Le XXe siècle européen et étasunien se précipite dans l’effervescence de l’illusion de la paix. La créativité bouillonne. Les mondanités pétillent. Jusqu’au séisme du krach économique mondial de 1929.

Entre 1920 et 29, c’est une déferlante. Le surréalisme relaie dada en littérature et en arts plastiques. Le jazz influence les variétés et les musiques plus sophistiquées. La danse, avec les ‘Ballets suédois’, poursuit la révolution antérieure amorcée par les ‘Ballets russes’. Le music hall détrône le café-concert. Le cinéma devient parlant, même s’il bégaie encore un peu. La mode esquisse un début de liberté féministe. La radiodiffusion se répand et émet des journaux parlés. Tout cela sur fond, à peine perçu par la majorité, de la naissance des divers fascismes qui balaieront le monde une décennie plus tard.

Activistes culturels

À travers cette ébullition, des groupes surgissent, disparaissent, renaissent. Parmi eux, celui des animateurs de la revue « 7 arts » qui parut à Bruxelles de 1922 à 1928. Selon un de ses fondateurs, face aux excès des créateurs et des citoyens bénéficiaires de l’artificiel essor économique de l’époque, ils voulaient effectuer, «une percée à travers les contradictions de l’esprit moderne ».  Et cela « par la précision, la discipline, la volonté de construction, bref en dominant la brutalité du destin tragique de ce siècle et le dilettantisme des attitudes de l’intelligence ».

C’est un quintet qui orchestre le mouvement : Pierre Bourgeois (poète, 1898-1976), son frère Victor (architecte, 1897-1962), Pierre-Louis Flouquet et Karel Maes (plasticiens, 1900-1967 ; 1900-1974), Georges Monier (musicien, 1892-1974). Au cours des quelque 150 numéros de leur magazine, ils vont exposer et illustrer leur projet de prôner un art moderne qui serait intégré à la vie réelle.

Leur action démarre après une conférence de Théo Doesberg, défenseur de l’art abstrait géométrique, et une rencontre avec Ricciotto Canudo qui considère le cinéma comme un 7e art. Elle sera appuyée par la collaboration avec un certain nombre de créateurs que l’on retrouve dans cette exposition : Félix De Boeck, Josef Peeters, Jean-Jacques Gailliard, Marcel-Louis Baugniet et plus tard Servranckx pour les plasticiens ; Stanislas Jasinski, Huib Hoste, Alfons Fancken ou Jan Wils pour les architectes ; Paul Werrie pour la littérature.

Le groupe se présente, comme l’écrit Alexandre Mare, en tant que « une authentique avant-garde inédite, faite de collages et d’adaptations » des idées du Bauhaus, du Futurisme italien, de De Stijl aux Pays-Bas, du Constructivisme russe et les tendances architecturales d’un Le Corbusier ainsi que celles très en vogue des  sociales ‘cités modernes’. Sous l’égide de l’abstraction géométrique, il s’agissait, ainsi que le synthétise Yaron Pesztat, d’«incarner dans la totalité du monde physique, l’esprit d’une civilisation à venir marquée par la mécanisation, le mouvement, la vitesse, la rationalité et l’ordre. » Ambition démesurée, impossible à atteindre mais dont les productions exposées sont de passionnants jalons de notre histoire de l’art.

Côté documents, le visiteur a le choix entre correspondances, photos, affiches et prospectus, catalogues et publications diverses, maquettes.   Pour le reste, il suivra le parcours plutôt pédagogique qui met en évidence la créativité des membres du groupe.

Rigueur formelle antidote au chaos

Deux pistes s’affirment. La première est celle des figures géométriques, de leur rationalité patente, de leurs potentielles combinaisons. Elles témoignent d’une quête d’équilibre, d’harmonie, de sérénité. La seconde est celle des couleurs. Qu’il s’agisse de tableaux, de mobilier, de décoration d’intérieur, de décors cinématographiques ou théâtraux, elle est omniprésente. Comme si le chaos de la guerre avait besoin d’être exorcisé par une recherche de rigueur logique ; comme si les horreurs qu’elle venait d’engendrer avait besoin d’être remplacées par le charme de la polychromie.

La conjonction des deux prédilections allie rythmes et mouvements, deux constantes de la réalité vivante qui nourrit pareillement musique et chorégraphie.  Ceci en adéquation avec mécanisation accrue du labeur, prédominance du jazz et rapidité tant des productions industrielles que des moyens de transport.  

Même les portraits figuratifs se conçoivent en fonction de formes ordonnées. Ceux des fondateurs par Karel Maes sont identifiables mais les traits qui les composent stylisent les visages, les agencent en éléments graphiques permettant d’alterner pleins et vides en des contrastes d’autant plus forts que le noir et blanc des linogravures les accentue.

Il en va de même avec le Charlie-Charlot Chaplin de Flouquet et davantage avec un Tango, gestuelle saisie par Marthe Donat et résumée au moyen de quelques rectangles et d’un trapèze. Et, lorsque De Boeck portraitise Maes, tout se construit en diagonales accumulées au sein desquelles la rondeur du front et celle des lunettes suscite un dynamisme renouvelé. Afin de traduire le mouvement de personnages en action, sportifs ou danseurs dessinés par Baugniet, le tracé élémentaire sera adapté aux positions corporelles avec la volonté d’en suggérer la souplesse.

M.-L. Baugniet (1896-1995) Set design, Gollywogg’s Cake-Walk (Debussy), performance by Akarova, ca, 1923 – Coll.CIVA &Private collection ©Photo M.Louis, 1988 © SABAM Belgium 2020.

Le design de l’époque demeure, lui, dans une gamme géométrisée (ou mieux : géomaitrisée). Telle chaise et tel buffet de Huib Hoste, tel bureau signé Marcel-Louis Baugniet attestent d’une grande pureté de lignes. Il en va de même en ce qui concerne les projets d’aménagements intérieurs et le mobilier afférent.

Polychromie d’illusoire euphorie

La couleur s’allie aux formes rigides sur une toile où Flouquet, encore lui, représente Pierre Bourgeois dans une pose pensive. Elle agrémente un thème austère, le parant d’une luminosité particulière. Elle s’étale dans un étonnant Magritte avec un portrait du même poète détaché de toute figuration, résultat de l’appartenance éphémère du peintre à « 7arts ».  

Donc le coloris  s’affichera dans la majorité des démarches soutenues par le groupe. Il a tendance à rendre les apparences plus attractives en leur inconsciente liaison avec la frénésie de vivre qui suivit le mirage d’une paix jamais signée après les massacres et les destructions de 14-18.

Colorer convient bien à un Jean-Jacques Gailliard qui a toujours été plus figuratif qu’abstrait. Sans doute n’est-ce pas artifice mais plutôt une forme d’optimisme humaniste qui ignore encore que l’avenir l’étouffera. Les teintes se veulent discrètes comme dans Petite maison à construire, plus affirmées dans Les danseurs, plus éclatantes dans un projet de décor pour une pièce de marionnettes, Le ballet de la toupie.

Une composition de Jos Léonard irradie de ses déclinaisons de rouge. Hoste associe volontiers bleu, rouge, jaune et noir à ses éléments très géométriques. Pierre-Louis Flouquet n’hésite pas à des cohabitations de coloris lumineux sur des configurations plus ou moins évanescentes. Maes dispose des éléments formels polychromes en une sorte de feu d’artifice, d’autant que certains d’entre eux ressemblent à des lettres de l’alphabet. Plus que ses confrères, il introduit en ses agencements des ronds, moyen plastique d’adoucir l’angularité des carrés, rectangles, triangles et autres polygones.

Lorsque Servranckx, pour un hommage au 7e art, use d’une gamme nuancée de sépias, il y adjoint des ponctuations écarlates et quitte les pures figures géométriques au profit d’objets symboliques conceptualisés. Quant aux vitraux d’Edderickx et de De Koninck, ils répondent à leur vocation de teinter la lumière.

Si l’architecture n’est pas parvenue à satisfaire les objectifs du groupe en matière sociale pour des raisons économiques et idéologiques, ses prémisses sous forme de projets divers sont fréquemment coloriées de belle façon. Tel projet de Victor Bourgeois pour immeuble à appartements propose une façade réjouissante. Le presbytère prévu par Hoste dresse une devanture apte à collaborer avec le soleil. Les dessins de villas présentés par Jasinski s’intègrent manifestement dans un climat où le beau temps les met en valeur.

Déceptions inévitables

Les nombreux projets de bâtiments sont loin d’avoir tous vus le jour. Les commandes officielles sont rares. Il y eut néanmoins, grâce à quelques bourgmestres socialistes, l’érection des ‘Cités modernes’ à vocation sociale. Elles ont permis de réaliser en dur quelques ensembles dont l’esthétique possédait une rigueur très mathématique. Tentatives la plupart réussies pour trouver une harmonie distinguée alliée à des impératifs de luminosité intérieure et de confort contemporain.

Les trouvailles en matière d’une publicité adaptée à la modernité ont aidé à la diffusion des concepts du groupe. Elles ne sont pas arrivées à mettre en valeur deux branches moins dotées de créateurs belges à cette époque et guère favorisées par des subventions publiques. Au cinéma,  Charles Dekeukeleire n’est parvenu à produire que trois films expérimentaux condamnés à l’insuccès : Combat de boxe, Impatience, Histoire de détective. Le magazine aura beau publier des critiques et s’associer à un ciné-club, ainsi que le souligna Pierre Bourgeois,  « De tous les arts, le cinématographe cède le plus à cette surenchère du médiocre ».

La musique possédait en Georges Monnier un critique compétent et un musicien exigeant. L’homme défend Satie, Stravinsky, Schönberg… Lui-même compose selon des « techniques d’écriture polyrythmique et polytonale ». Il ne parviendra pas à s’imposer vu, écrit-il, qu’ « on ne fera pas avaler du gin à des amateurs de limonades ». Une vidéo permet d’entendre une des rares œuvres qu’il n’aura pas détruites à la fin de son existence.

Le grand mérite de cette expo est de rappeler à quel point les avant-gardes eurent de l’importance autrefois dans les innovations qui ont marqué l’histoire de l’art. Elle rappelle également que ce type de mouvements, si fréquents en Europe durant la première moitié du XXe siècle, même si leurs membres étaient peu nombreux, si leurs écrits étaient peu diffusés ont permis la circulation des idées, leur confrontation à travers une bonne partie du continent européen, via  l’Italie, la Yougoslavie, la Roumanie, la Tchécoslovaque, la Pologne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, la France et la Belgique.

Michel Voiturier

« 7 arts 1922-1928 »à voir au CIVA, 55 rue de l’Ermitage à Ixelles, jusqu’au 9 août 2020. Infos : +32 2 642 24 ou https://www.civa.brussels/fr

Catalogue (trilingue F En Nl): Stéphane Boudin-Lestienne, Valérie Dufour, Serge Goyens de Heusch, Alexandre Mare, Yaaron Pesztat, Iwan Sstrauwen, « 7arts 1922-1928 Une revue belge d’avant-garde », Bruxelles, CTC/Civa, 242 p.(35€)

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