
En 2021, le Mac’s Grand Hornu consacrait au peintre liégeois Léon Wuidar une exposition grandiose intitulée « A perte de vue ». Cet automne 2025, l’artiste âgé de 87 ans, nous revient à l’Ikob (Eupen) avec l’exposition « Um die Ecke », dont la traduction littérale « Dans le coin » prend – comme en allemand – au moins deux sens. C’est la punition que de nombreux enfants reçoivent à la suite d’une bêtise, c’est aussi le coin, l’angle droit d’une forme géométrique, d’un tableau. C’est encore, pourquoi pas, le début d’une consigne, d’une règle du jeu, un point de départ.
Léon Wuidar, professeur pendant 20 ans aux Beaux-Arts de Liège, peintre que l’on se précipite trop promptement à catégoriser d’abstrait, se joue du sérieux pour osciller entre le jeu et une précision stricte des limites. Par les contraintes qu’il s’impose, Léon Wuidar nourri une créativité sans faille qui rappelle l’enfance. Car un jeu commence par des règles à connaître, à travers lesquelles se déploiera la stratégie. Les couleurs, les formes et les mots de Wuidar composent une œuvre ludique, peuplée de signes cachés, de double-sens et de second degré, toujours tout en subtilité. Léon Wuidar aime dire qu’il peint « comme il est ». Ses tableaux révèlent l’intimité d’un homme que l’enfance n’a jamais vraiment quitté, passionné par l’architecture, les couleurs, les formes, les lettres, les codes et la subtilité du jeu qui font aujourd’hui son identité picturale unique.
L’exposition « Um die Ecke » explore explicitement le concept de jeu dans le travail de Léon Wuidar à travers 40 tableaux réalisés entre 1965 et 2025, soit 60 ans de peinture. Elle est articulée en 5 thématiques qui ne sont autres que des composantes élémentaires du jeu : le langage, l’équilibre, la stratégie, la compétition et la sagesse. En ligne de fond, les écrits de l’historien de l’art Johan Huizinga, selon qui le jeu se déroule en dehors de la vie quotidienne mais joue un rôle essentiel dans le développement de la culture (Homo Ludens, 1938), accompagnent les 5 volets de l’exposition.
Léon Wuidar se passionne dès sa plus tendre enfance pour les lettres (dont il dessinera des alphabets complets) et pour les mots. À sa manière, il les collectionne en les rapportant dans des carnets. Ceux à 5 syllabes, ceux dont les lettres sont symétriques – comme MOT, ou MAXIMUM, que l’on peut couper en deux parts égales –, ou encore ceux dont la forme se rapporte au sens. Ainsi le O de TROU rappelle le concept auquel il se rapporte, alors que le R joue le rôle de la serrure. Wuidar aime aussi croiser les mots par une de leur lettre commune, réalisant ainsi de mini-poèmes aussi formels que langagiers, COUTEAU et VICTIME écrit à la verticale, se croisant à leur T commun, en font un parfait exemple. Le langage fait partie intégrante de son travail pictural, qui se rapproche parfois de la « poésie concrète ». On notera qu’Huizinga considère le langage comme l’une des plus anciennes et plus pures formes du jeu.

La symétrie est une notion de géométrie fascinante. Elle évoque l’effet de miroir qui intrigue les enfants dès leur plus jeune âge. Outre la symétrie dans la forme, telle que je l’ai décrite dans le paragraphe précédent, Léon Wuidar aime peindre les dualités et les binômes, en y intégrant quelques variations et différences qui n’enlèvent rien à l’équilibre de l’ensemble et stimulent le jeu : Qu’est-ce qui est apparent, caché, dissimulé ? Qu’est-ce qui va apparaître et qu’est-ce qui se dérobe ? Les toiles de Wuidar respectent une harmonie équilibrée qui pourrait être sa ligne de conduite. Un fil pour funambule, qui rappelle celui d’Ariane dans le conte mythologique du Minotaure.
Quoi de mieux que ce mythe de Minos pour nous introduire le concept suivant, celui de stratégie ? Léon Wuidar explore la figure du labyrinthe à plusieurs reprises. La représentation la plus emblématique est probablement la sculpture architecturale située devant la faculté de psychologie de l’université de Liège, intégrant le Musée en plein air du Sart-Tilman. Un cube de pierre entouré d’un labyrinthe de marbre blanc et de granit noir au sol. Réalisé en 1987, le projet fut développé sur l’invitation de l’architecte Charles Van den Hoeve – qui, par ailleurs, a construit la maison de Léon Wuidar et de son épouse à Esneux. Les deux amis ont ainsi collaboré sur différentes réalisations architecturales. Le labyrinthe est un jeu complexe et déroutant qui crée une certaine confusion : sommes-nous déjà passés par ici, par-là ? Une issue existe-t-elle ? Le chemin s’achève-t-il au cœur du dédale ou bien à sa frontière ? Léon Wuidar n’hésite pas à faire le parallèle avec les méandres de l’esprit humain. Le labyrinthe est une prise de risque. Une plus-que-probable confrontation à l’erreur, dont on apprend toujours quelque chose. L’inscription Errare humanum est (« L’erreur est humaine ») est d’ailleurs inscrite en latin sur une marche du labyrinthe du Sart-Tilman, se rapportant à la pensée philosophique qu’implique le jeu du labyrinthe, mais il s’agit aussi d’un clin d’œil à la personne chargée du gros œuvre lors de la réalisation de celui-ci : une erreur de 5 centimètres sur la dernière marche, qui a finalement été intégrée par l’artiste avec brio et subtilité ludique. Dans l’exposition, un tableau fait apparaître le mot Liberté aux couleurs de l’arc-en-ciel au centre d’un labyrinthe, faut-il s’y perdre pour l’atteindre ?
Spontanément, les toiles de Léon Wuidar peuvent évoquer des terrains de jeux collectifs, tels que des jeux de ballon ou de course, où s’affrontent des équipes ou des individus en compétition. Mais ce sont ici les formes qui sont en lice, rivalisant dans un équilibre subtil. La compétition est l’aboutissement d’un travail d’entrainement de longue haleine pour atteindre une précision grandissante dans la maitrise de la discipline exercée. Il y a également une part de chance, d’imprévu. Travail, précision et chance sont donc des composantes essentielles de l’œuvre de Wuidar que l’on retrouve dans l’idée de compétition, tout comme le sentiment de joie et l’impression de beauté qui naissent de la perfection d’un geste étudié et maitrisé.

Johan Huizinga s’intéresse particulièrement aux énigmes pour analyser comment « le jeu sous-temps les systèmes de connaissances archaïques ». Toute la sagesse de l’œuvre de Wuidar se trouve dans le fait qu’elle est énigmatique, codée. Léon Wuidar peint et n’explique pas. C’est au spectateur de trouver sa propre logique, les réponses aux énigmes ou les significations aux signes. Certes, Wuidar a son propre code mais il ne l’impose pas. A priori c’est simple et c’est pour cela qu’on tend à classer Wuidar parmi les abstraits. Mais il s’agit surtout de dissimulation. L’abstraction apparente de Wuidar veut stimuler la pensée, l’interprétation propre, révéler l’intime de chacun pour chacun. Telles une énigme qui comporterait plusieurs solutions. Les peintures de Wuidar se contemplent doucement, il faut prendre le temps. Loin d’être décoratives, elles sont un parcours de jeu sans règles précises, dans lequel reviennent souvent les mêmes éléments.
Ces cinq composantes du jeu – langage, équilibre, stratégie, compétition et sagesse, révèlent à quel point l’œuvre de Léon Wuidar est traversée par l’esprit du jeu. Par les règles qu’il s’impose, les formes qu’il agence, les mots qu’il détourne, il construit un univers à la fois rigoureux et espiègle, où la simplicité apparente masque une complexité propre au jeu. Le spectateur est invité à monter sur le terrain, chercher des indices, se laisser surprendre, utiliser sa mémoire, répondre aux devinettes, décoder, et faire intervenir ses propres règles. L’œuvre de Wuidar est une véritable exploration ludique.
L’exposition à l’Ikob est visible jusqu’au 30 novembre 2025.
Barbara Beuken
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