Temps coudé, temps conté Anri Sala au Mudam

Portrait de l'artiste: ©Jutta Benzenberg

Depuis plus de 20 ans, Anri Sala explore dans une œuvre poétique d’envergure la porosité qui existe entre l’image et le son, ainsi que leur relation à l’espace d’exposition. A découvrir au Mudam, Le Temps coudé rassemble plusieurs œuvres magistrales récentes. On retrouve également l’artiste à Venise et Santander.


Une houle de sons interagit avec des obstacles, des espaces, des surfaces. Des notes mozartiennes percutent l’Internationale. Mais non, c’est la Marseillaise ! En êtes-vous certains ? D’entrée dans le Mudam quasi tout entier dévolu à l’artiste albanais Anri Sala (Tirana, 1974), les espaces magnifiés par l’architecte Peï se prêtent avec maestria à « l’effet cathédrale ».
Explorateur des liens poreux entre l’image et le son, et leur relation à l’espace, à l’histoire et au temps, Anri Sala trouve dans l’architecture de Ieoh Ming Pei aire de jeux à sa mesure. Sous les hauts plafonds destinés à faciliter une pensée abstraite et créative, le son se comporte de manière inhabituelle et spectaculaire, avec cette « réverbe » qui nous entoure, vague de sons maîtrisée au métronome qui interagit avec chaque surface ou vide.
Cette expérience sensorielle, Anri Sala l’a chorégraphiée avec soin : exposition déployée au rez-de-chaussée dans le Grand Hall, le Pavillon et les deux grandes galeries à l’étage, « Le Temps coudé » rassemble plusieurs installations majeures, des films et des dessins, tous créés ces cinq dernières années qui ont vu ce travail du son poussé aux extrêmes. Diffusés par des haut-parleurs dernière génération, bruits et musiques tournoient eux aussi dans l’espace.
Un gardien désœuvré fait tourner un drôle de rouleau : les visiteurs sont accueillis par All of a Tremble (Delusion/Devolution), 2017, installation très discrète en regard des plans en macro qui vont suivre à l’instar de Slip of the Line, 2018. Nous voici donc devant un motif visuel de papier peint transformé en son puisque le rouleau du motif à peindre devient le support d’une boîte à musique. Le ton est donné. Reste à garder la note dans une exposition particulièrement exigeante. «C’est une œuvre de l’expérience, commente Suzanne Cotter, directrice du Mudam et curatrice de l’exposition. Une expérience physique, corporelle de l’œuvre puisqu’elle suscite notre ouïe et notre vue, mais aussi une expérience esthétique, émotionnelle et intellectuelle. C’est aussi une invitation à porter une réflexion sur le temps, sur notre propre interprétation des choses, et à penser autrement.»

Vue expo et All of a Tremble: ©Photo Rémi Villaggi/Mudam Luxembourg

Un escargot qui se balançait…
On y croise le déplacement lent d’un escargot sur un archet, un duel entre un pianiste et un Disklavier, des notes en voyage, une installation mettant en scène 38 caisses claires suspendues et bien d’autres merveilles : « J’ai créé l’exposition comme une composition musicale, précise Anri Sala, une musique de chambre où chaque pièce peut conduire quelqu’un d’un endroit à un autre sans ordre préétabli. L’architecture du Mudam permet de tout faire jouer en même temps. J’ai pensé aux angles, aux courbes. Il y a la magie du coup d’envoi puis chaque instant prend en considération cette idée de courbe jusqu’à l’espace des galeries. Filmer quelqu’un en train de jouer de la musique ne m’intéresse pas mais bien ce moment de l’intention donné par le le coude. L’âme des notes se prolonge dans l’instant provoqué par la main d’un violoniste. »
Avare de mucus mais bien nourri, un escargot progresse sur l’archet de l’altiste français Gérard Caussé pendant que celui-ci joue l’Elégie pour alto seul (1944) d’Igor Stravinsky. Mais quel élément perturbateur, ce gastéropode vedette d’If and Only If, (2018) ! « Il y a une partition qui existe, commente le plasticien épris de temps singulier. La présence de l’escargot crée un déséquilibre sur le poids de l’archet. Gérard Caussé est à l’écoute de sa performance mais aussi du trajet de l’escargot qui impose une chorégraphie gestuelle comme tourner son archet pour ne pas entraver le cheminement ni heurter la coquille. Je voulais une correspondance entre le temps de l’élégie, 5 à 6 minutes-, et le temps nécessaire à l’escargot pour parcourir l’archet, 8 minutes s’il est en forme. » Ce dialogue impromptu fait naître une nouvelle temporalité où stabilité et assouplissement du geste conditionnent l’accomplissement du voyage, distorsion que l’on retrouve de manière bien plus violente dans Take Over (2017) : le visiteur se retrouve cerné, placé au centre d’une lutte entre le jeu d’un musicien et musique enregistrée.
De retour à la lumière naturelle après l’atmosphère parfois oppressante des espaces vidéo, The Last Resort (2017), interprétation du Concerto pour clarinette de Mozart, trouve magnifiquement son amplitude sous la verrière du Pavillon Leir, capsule de verre suspendue en aplomb des ruines du Fort Thüngen. On est immergé dans un bain de nature et de sons, guettant le mouvements des baguettes sur les 38 caisses claires suspendues au plafond comme un insecte géant.

De la peinture a fresco à la vidéo
Les notions de perturbation et de corruption sont les pierres d’angle des créations d’Anri Sala, artiste né sous le régime dictatorial communiste d’Enver Hoxha qui isolera complètement l’Albanie du reste du monde, puis artiste libre qui s’intéresse au silence et à l’opacité du langage. Désirant construire une œuvre à partir du langage, de l’Académie des Arts de Tirana au début des années 90 puis à l’Ecole Nationale supérieure des Arts Décoratifs à Paris avant de poursuivre sa formation artistique audiovisuelle au Studio national Le Fresnoy (Tourcoing), Anri Sala arrive tout naturellement au son, à la vidéo et à la musique inscrite dans une dimension temporelle qui « se situe toujours dans le présent continu à l’inverse du langage évoluant par séquences -passé, présent, futur », souligne-t-il en évoquant The Present Moment (2014) revisitant La nuit transfigurée de Schönberg sur une courbe d’écrans.
« Le langage était tellement contrôlé par le régime communiste que c’en devenait une autoroute, une langue de bois, confie-t-il pour analyser à rebours son parcours artistique. A la chute du régime, les étudiants se sont dirigés majoritairement vers ce qui était interdit : l’expressionnisme, l’abstraction. Moi, cela a été l’inverse. Je voulais me séparer du contrôle car jusqu’ici la seule liberté dont disposait un artiste était le geste. J’ai étudié la fresque à l’italienne, un travail où l’on procède par couches transparentes sur un mur gardé humide. Cette technique,-un choix intuitif-, ne permet pas le geste. La liberté de l’artiste se situe à un tout autre niveau. Il faut composer avec l’espace et le temps. J’aimais la contrainte technique qui ralentissait quelque chose par rapport à la liberté d’expression retrouvée. »
Le Temps dans l’art est un sujet vaste et riche. Bill Viola, Roman Opalka, Marina Abramovic, David Claerbout pour n’en citer que quelques uns font du temps durée, instant ou au contraire éternité, le sujet de leurs recherches. Pour Anri Sala, le temps c’est aussi le mouvement, la représentation d’un déplacement dans l’espace, la temporalité du récit qui s’installe dans l’image. En choisissant de filmer en 16 et en vidéo, -art par excellence de l’espace et du temps-, en vue de générer des temporalités soigneusement assemblées qui se chevauchent les unes avec les autres, Sala explore toute la subjectivité du passage du Temps.
Photographies et dessins comme Manifestations of Motion and Affect, 2014) où des nuages de moments de temps ponctuent les portées esquissées, questionnent encore cette notion obsédante de temporalité dans la musique classique occidentale.
Nouvelle pause graphique dans ce continuum qui invite le spectateur à d’autres modes de perception subjectifs et sensoriels, la très belle série Maps/Species (2018-2019) juxtapose en diptyques des gravures zoologiques du dix-huitième siècle représentant différentes espèces de faune marine et des dessins à l’encre qui évoquent le contour de pays. Ceux-ci ont été déformés, altérés, courbés afin d’épouser la forme des espèces maritimes sur les planches de classification. L’allusion au colonialisme est claire. L’artiste met au centre de son propos l’artificialité de ces États en les comparant à la nature. « Voici la Californie, indique Anri Sala devant une forme certes allongée mais curieusement repliée à son extrémité, comme un avorton. La notion de corruption m’intéresse, pas comme une métaphore des mœurs ou de la politique, mais bien la corruption au sens physique. Le dessin doit se contenir dans le cadre donné par les naturalistes. Ce qui provoque une fiction géographique, un repli de la forme sur elle-même comme le congre, précisément sur la ligne frontière entre le Nouveau-Mexique et le Mexique. »

En continuité à Venise et Santander
Au Mudam,cette méga mise en scène conceptuelle est faite de rencontres absolues qui privilégient la porosité entre les espaces, reflétant la vie-même d’Anri Sala, de Tirana à Paris et Berlin où il vit aujourd’hui, mais peut-être pas demain. « Je produis ma propre continuité par rapport aux changements politiques ou selon ma décision personnelle de partir d’un lieu », remarque Anri Sala qui a représenté la France à la Biennale d’Art de Venise en 2013.
On le retrouve aujourd’hui encore à Venise, à la Punta della Dogana, dans l’exposition collective Luogo e Segni aux côtés d’une trentaine d’artistes qui entretiennent un rapport particulier avec leur contexte urbain, social, politique, historique et théorique, dont Louise Bourgeois, Etel Adnan, Tacita Dean, Ann Veronica Janssens, Edith Dekyndt qui a été l’invitée à la résidence de Pinault Collection à Lens.
En décembre, direction Santander: la Fundación Botín présente un nouveau dispositif de monstration d’images en mouvement. L’artiste y poursuit sa réflexion sur les structures narratives et l’idée du double en intégrant tant l’architecture de Renzo Piano que la baie de Santander dans l’exposition Anri Sala. As You Go (Châteaux en Espagne).

Dominique Legrand

Anri Sala. Le Temps coudé, Mudam Luxembourg, jusqu’au 5 janvier 2020. 3 Park Drai Eechelen, 1499 Luxembourg, fermé le mardi. Publication : Peter Szendy, Coudées. Quatre variations sur Anri Sala, 22 euros.
Luogo e Segni, Pinault Collection Punta della Dogana, Venise. Jusqu’au 15 décembre 2019.
Anri Sala. As You Go (Châteaux en Espagne), Centro Botín, Santander, Espagne. Du 14 décembre 2019 au 3 mai 2020.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.