Surréalisme belge vu du Hainaut : un anticonformisme vivant

Confrontation entre les aphorismes de Nougé et des affiches de propagande © Kevin Rinclin

L’influence du surréalisme sur la culture mondiale est indéniable. Engendré par Dada (1916-1924) et revivifié par Cobra (1948-1951), il aura marqué bon nombre de domaines, de la vie quotidienne à la philosophie. La révolte commence avec  le dadaïsme suscité par les absurdités de la première guerre mondiale et prend souvent des allures de violence contre les conformismes. Actuellement, le langage populaire a récupéré le mot pour l’émasculer et le réduire à une signification floue : absurde, étrange, bizarre, loufoque, incompréhensible, incongru, voire ridicule.

Si le vocable surréalisme est une trouvaille d’Apollinaire en 1917, ce mouvement  s’officialise réellement en 24 avec le fameux manifeste publié par André Breton. Il prend source à la fois dans les théories de Marx et celles de Freud. Il se veut libération de la pensée rationnelle, des contraintes stériles, du conservatisme ambiant des sociétés européennes de l’époque. L’exemple le plus connu des moyens préconisés est celui de l’écriture automatique. La finalité utopique ultime  de ce mouvement artistique étant de changer le monde. La guerre 40-45 et celles qui ont suivi ont hélas démontré qu’il n’était guère aisé de modifier les modes de penser et de vivre des humains afin de les mener à leur émancipation à travers la liberté de créer.

Parmi les nombreuses manifestations qui se sont intéressées à ce pan culturel, voici des exemples hainuyers particulièrement éclairants qui complètent les expos bruxelloises « Histoire de ne pas rire » à Bozar , « Imagine » au Musée des Beaux Arts et  chez Magritte lors du tandem temporaire entre le peintre de « Ceci n’est pas une pipe » et Jean-Michel Folon (Bruxelles, 1934 ; Monaco, 2005) ainsi que l’hommage « En mots et en images» rendu à Jacques Lacomblez (Ixelles, 1934) en la bibliothèque Wittockiana. Sans omettre, en province,  au Delta de Namur,  la redécouverte de Marianne Van Hirtum (Saint-Servais, 1925 ; Paris, 1988) sous l’étiquette « Le surréalisme est une grande peau d’ours ». [ https://fluxnews.be/marianne-van-hirtum-une-oubliee-de-lhistoire-du-surrealisme/ ]

Fresque panoramique

Le CAP (ex-BAM) de Mons transmet l’idée fondamentale qui semble animer les participants belges au groupe surréaliste initial d’André Breton avec lequel ils seront souvent en conflit : transformer les objets de sorte qu’ils soient perçus différemment par le public, le forçant à voir autrement que sous l’angle mercantile ou patrimoniale telle que l’envisage une société de plus en plus tournée vers la consommation. Tendance que l’influence économique des USA a renforcée notamment via la publicité depuis leur participation à la victoire de 1918 sur les envahisseurs germaniques. C’est bel et bien de sédition intellectuelle qu’il s’agit comme l’indiquera Paul Nougé à travers une série photographique qu’il intitulera « Subversion des images » montrant des situations banales qui prennent un air d’étrangeté.

Paul Nougé, « Subversion des images: La naissance de l’objet », coll.privée © Sabam 2024

La première étape de l’expo le démontre en associant sous forme d’affiches des aphorismes de Nougé et de véritables annonces électorales de l’époque, aussi bien socialistes que catholiques. Choc garanti lorsqu’on lit cette injonction du poète en lettres grasses confrontée à des instruments de propagande : « Vous avez la vue basse mais n’achetez pas de lunettes Mentez 3 fois par jour pour y voir clair ». Plus loin, le visiteur verra des projets ou des réalisations publicitaires de Magritte, de Mambour, de Mesens ainsi qu’un autoportrait très mode de Jane Graverol. Tout cela soulignant le besoin suscité par la société occidentale de miser sur les apparences  davantage que sur l’existence en cette décennie 1920 baptisée « années folles ». On y adjoindra une toile de Magritte, « Histoire centrale » qui joint l’ordinaire d’un trombone, d’une valise et d’un personnage quotidien mais dont le visage est voilé par un tissu aux allures de  colombe.

Le procédé des apparences figuratives mais insolites par adjonction ou déformation d’un détail sera commun à certaines œuvres de Chirico, Bury ou parmi les trouvailles de la révélation de la méconnue Rachel Baes. Marcel Mariën en fera sa marque de fabrique par le biais l’ humour ironique des titres baptisant tableaux et sculptures. La provocation n’est jamais loin dans les Vénus de Milo revues par Magritte ou dans des moulages du visage de Napoléon sur lesquels il a peint. Elle éclate littéralement chez de Wouwer lorsque celui-ci propose un nu féminin nanti d’une serviette hygiénique souillée. Le Lessinois excelle aussi dans la fusion entre une réalité banale baignée dans l’irréalité inconcevable qui rend perceptible l’impossible, par exemple avec « La Mémoire », qui prouve de visu qu’une tête en plâtre blanc, c est susceptible de saigner.

La seconde guerre mondiale, le réel vécu sous l’occupation ne convienne pas à une contestation qui s’en prend à des perceptions culturelles alors que la vraie résistance s’incarne à travers les combattants de l’ombre. La démarche surréaliste se met donc en veilleuse. Elle se revigorera durant les Trente Glorieuses et trouvera un terrain propice avec la dictature économique de la sur-consommation envahissante.

Alors que d’autres courants esthétiques se sont développés, on verra à quel point les procédés surréalistes sont intégrés par de nouveaux créateurs. Pêle-mêle, chacun prendra plaisir  à parcourir une brocante symbolique, jubilatoire, stimulante. Les œufs y sont mis à l’honneur par Marcel Broodthaers, Pol Bury, Paul Van Hoeydonck, Rémy Van Den Abeele, Jane Graverol, Pol Mara, Mariën. D’autres créateurs, sans nécessairement avoir été officiellement membres du mouvement, apportent une certaine poésie, tels Evelyne Axel, Christian Dotremont, Roland Delcol, Serge Vandercam , Hugo Claus ou Claudine Jamagne, Jacques Charlier…

Jane Graverol, « Le rendez-vous », 1977, pastel sur carton, La Louvière, collection de la ville

Au sortir de cette réjouissante exposition multifacette, riche en découvertes, foisonnante en œuvres les plus diverses, le regard et la raison bousculés par l’inventivité récurrente d’un mouvement qui a nourri la littérature comme les arts plastiques, il faut bien en venir à cette conclusion désabusée émise par Pol Bury : « […] le surréalisme est entré dans le patrimoine officiel et privé. Là où le Matérialisme dialectique a échoué, le Capitalisme a réussi. »

Photo et réel insinué

Impressionnante, la quantité d’images rassemblées au musée de la Photographie. Il n’est pas toujours évident de spécifier en quoi elles se différencient  de celles nées d’un simple clic face à un moment vécu. Même si elles restent « un miroir de la réalité », c’est un miroir déformant. Certaines, en tout cas, se déforcent d’un réel banalement ordinaire en ceci même qu’elles montrent une banalité inintéressante qui pose la question du pourquoi de leur existence. La série « Subversion des images» déjà citée de Paul Nougé appartient à cette catégorie et doit souvent beaucoup son potentiel imaginaire aux intitulés qui les accompagnent. Il lui arrive de démarier des sujets en saisissant, par exemple l’intérieur d’un tableau magritien.

Il en va de même avec Marcel Mariën, Léo Dohmen, Magritte ou Mesens. Qu’une personne ou plusieurs se figent dans une posture, qu’un objet soit brut ou détourné, le rapport qu’ils ont avec les mots qui les ciblent crée la distance du rêve ou celle de l’absurde. Les clichés érotiques, comme ceux du Pragois Styrsky  ou du Français Molinier relèvent souvent de la provocation dans la mesure où le sexuel, en ces temps pas si lointains,  est un tabou enfoui derrières des faux semblants de pudibonderie.

Collagiste et photographe, Marcel Lefrancq affectionne la solarisation. Avec « La dialectique », il ironise une rencontre avec l’imaginaire. Il tisse, à sa manière, « La loi des coïncidences » et mêle des univers absurdes dans la série « Les 11 mois de la bonne année ». Van Breedam, dans des collages, refait l’histoire de l’art. Max Servais profite des siens pour fustiger bourgeoisie, clergé, armée.

Venu de Dada, Man Ray est sans doute le plus connu et Bascoulard qui s’autoportraitise en habits féminins, un des moins célèbres, même s’il finit assassiné ! Eugène Atget était méconnu  et ce sont les surréalistes qui le découvrirent. Ses façades et ruelles filmées durant premières années du XXe siècle possèdent la présence de certaines architectures inventées par Chirico.

Si on ne peut, à proprement parler, inclure Pol Piérart dans le cercle des surréalistes hainuyers, il s’apparente néanmoins à leur esprit critique envers la société dans laquelle il vit. Ses photos ne sont pas à l’affut d’une esthétique. Elles s’avèrent plutôt des relations entre image et mots de sorte que cette relation se transforme en message à la première personne de la conjugaison. Une manière de pratiquer l’aphorisme qui permet au cliché visuel et à la phrase française de se charger d’un contenu caustique, ironique, révélateur impitoyable.

Paul Piérart, Expo  » De progrès ou de force », ©P. Piérart

L’artiste se met en scène la plupart du temps. Il s’exprime littérairement par des panneaux porteurs de phrases. Elles soulignent des absurdités, révèlent des paradoxes. Ainsi la rencontre de «Le communisme tire l’homme vers le bas » et « Le capitalisme tire l’homme vers le bas ». Ou encore ce travestissement d’un adage connu « Peine perdue Dix de retrouvées ». La graphie des vocables  révèle des signifiés  dissimulés. Ainsi cette transcription de « MENEUR » en « MENTEUR » ou celle-ci, «AnéantIR ».

 À travers ces nombreux clichés se profilent une autobiographie en filigrane, une perception de société décapée en humour, un usage du langage écrit mis en recul de lui-même, un décodage d’un quotidien marginal qui se refuse d’être mis dans le moule faussement rassurant du citoyen fondu dans la masse amorphe de la majorité de nos contemporains. Comme l’écrit François De Coninck dans le n°193 de Photographie ouverte :  il a réussi à « concocter un mélange détonant entre texte et photographie, fausse légèreté et gravité décalée. »

Héritage au Daily Bul

Le Daily Bul est à sa façon un fils du mouvement  Cobra et un petit-fils du surréalisme. On y retrouve en effet des membres du groupe surréaliste wallon « Rupture » dont Achille Chavée, Marcel Lefrancq, Marcel Havrenne, Armand Simon, Pol Bury… Fidèle à sa vocation de conservation d’archives, le lieu accueille des documents importants comme des manifestes et des ‘contremanifestes’, des extraits inédits de correspondance entre Magritte et Breton, des affiches et des livres tel le fameux « Les Champs magnétiques » édité en 1920,  co-rédigé par Soupault et Breton en écriture automatique ainsi qu’une des premières rééditions du manifeste fondateur. Le  choix est complété par des revues éphémères surréalistes, par le catalogue d’une des premières expositions hors de France à La Louvière en 1935. Bien entendu, des exemplaires des « Poquettes volantes », publications de textes poétiques, pamphlétaires, provocants qu’André Balthazar a éditées durant des décennies avec des auteurs surprenants côtoient des dessins d’Achille Chavée, d’Armand  Simon.

Achille Chavée, « Le Persécuté », 1939, encre sur papier,© coll. Ville de La Louvière

Côté peinture, des toiles de jeunesse de Pol Bury transmettent une sorte de réalisme fantastique. Une impressionnante série  d’œuvres de Camille DeTaeye réinvente une nature dont on est fasciné par l’atmosphère onirique stimulante dans laquelle sont rassemblés des lieux, des choses et des êtres. « Le point d’eau » de Louis Van De Spiegele baigne dans un intérieur blafard où jouent des miroirs qui modifient l’espace perceptible et les objets aux allures de rébus. François Jousselin explore deux intérieurs publics,  privés de murs au sein duquel êtres vivants et objets se chosifient sous l’effet d’une luminosité de songe prémonitoire, sorte de contre-jour nocturne. Le double miroir de Camiel Van Bredam reflétant en dépit de l’absence de tain.

Raymond Waydelich prolonge l’attirance de Broodthaers envers les moules et nous rappelle que le collage est une pratique surréaliste majeure. Des sculptures composites de Saint-Cricq en appelle à l’univers de de Chirico. Jules Perahim apporte la preuve de l’existence d’ustensiles impossibles. Gilles Ghez démontre sa capacité à apprivoiser des cauchemars.  Le « Chou à pattes » de Claude Lalanne est prêt à prendre son indépendance tandis qu’Augustin Cardenas offre une chaise autonome. Le temps a été domestiqué par Robert Michiels.

Le passé n’est pas dictatorial. Le présent s’y relie grâce aux deux installations grandeur nature conçues par la jeune Luna Lambert (Tournai, 1997). Elle s’est laissé imprégner par l’atmosphère du musée. Sa chambre imaginaire  « Je souffle mes bougies pays feu follet » thésaurise allègrement une flopée d’accessoires, de souvenirs issus d’une mémoire putative et même des œuvres authentiques empruntées au réel. On s’y installerait volontiers pour y vivre des rêves inédits. Cela convient parfaitement à l’accueil proposé par ce petit mais chaleureux musée. La preuve ? il est prêt à recevoir des visiteurs venus des antipodes, à en croire cette chaise fermement accrochée sur un plafond.

Michel Voiturier

« Bouleverser le réel », CAP, 8 rue Neuve à Mons, jusqu’au 16 février 2025. Infos : +32 65 335 580 ou https://musees-expos.mons.be/nos-lieux/cap/cap-musee-des-beaux-arts

« Surréalisme pour ainsi dire… » Musée de la photographie, place des Essarts, Mont-sur-Marchienne ou jusqu’au 26 janvier 2025. Infos : 071 43 58 10  ou https://www.museephoto.be/

«  Ça est deux pipes » et « Je souffle mes bougies au pays de feu follet » au Daily Bul , 8 rue de la Loi à La Louvière jusqu’au 9 mars 2025. Infos : – +32 474 11 65 29 ou www.dailybulandco.be

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