
Visible jusqu’à fin août au Torhoutsesteenweg 1 à Ostende.
Il est devenu rare, au sein de la cohorte de plasticiens transdisciplinaires que charrie notre époque, de croiser de vrais Peintres. J’entends par là ceux dont la main ne trahit pas la pensée, et dont l’œil sait traverser les couches de la matière pour, envers et contre tout, y inscrire une Âme. Il serait, dès lors, bien léger de réduire cette pratique millénaire à un simple embranchement, parmi d’autres, dans cette cartographie — aujourd’hui presque « pompier » — d’un art contemporain qui pousse les créateurs à la pluridisciplinarité.
Mais, et bien heureusement, dans tout postulat, il existe toujours de brillants contre-exemples.
Parmi eux, Emilio López-Menchero, fidèle à l’insoumission féconde qui le caractérise depuis ses premières saillies plastiques, persiste, sans réel calcul, à déjouer intelligemment les attentes. Espagnol d’origine mais Bruxellois d’adoption, cet infatigable érudit s’attache inlassablement, d’un intellectualisme assumé, à opposer une énergie indocile qui embrasse avec talent toutes les strates de l’art contemporain.
Formé à l’architecture, l’artiste n’hésite pas à faire éclater cette rigueur logistique au contact de ses œuvres charnelles, greffant la vue d’ensemble à l’incertitude de l’action. Performances, photographies, dessins, installations, vidéos… autant de modes opératoires qui, chez lui, ne relèvent pas de l’accumulation mais d’une pensée en réseau. Que ce soit dans sa série photographique Trying to be ou dans ses monumentales barricades faites d’encre de Chine sur papier, un fil est tendu et s’enlace, sans se nouer, entre spontanéité et réflexion, entre pudeur et révolte.
Et pourtant, pour en venir au fait, c’est bien la peinture, que tant d’autres auront désertée ou abîmée, qui constitue la charpente invisible de l’ensemble de son art. Une peinture mouvante et rhizomique aux fondements solides, que l’on découvre ici, à Ostende, dans une sélection aussi rigoureuse qu’éloquente.
Ainsi, sous l’orchestration de Philippe Braem et avec l’assentiment complice de Nadia Vilenne (certaines toiles ont été présentées lors de l’exposition « Gare au gorille », en 2012, dans sa galerie à Liège), ces morceaux choisis irradient d’une justesse remarquable. L’ensemble est suspendu dans une scénographie pensée en amont par Braem, à laquelle l’artiste a soufflé quelques infimes variations.
Au rez-de-chaussée, à droite, dans cette salle où trône un cheval-lampadaire démesuré veillant sur une série de bac à shampooing, se déploie le pan autobiographique, ou plutôt ce qu’on pourrait nommer la confession picturale. Parmi ces pièces, une abstraction de 1966, toute première tentative du jeune Emilio surgie directement de l’enfance. L’artiste, mû par une volonté à la fois dérisoire et poignante, s’est efforcé en 2005 d’en produire un double, non pas une réinterprétation, mais une reproduction scrupuleuse et agrandie, qui figure également dans cette galerie provisoire. Il s’agit, dans cette démarche, de rejouer l’innocence avec l’outillage du savoir-faire, de feindre, quelque part, la candeur à l’aide de la préméditation. Une sorte d’auto-remake pictural, oui, mais traversé d’une belle mélancolie, comme si Menchero tentait de ressusciter le moment où, pour lui, tout a commencé.
À ses côtés, une deuxième toile abstraite, issue de sa propre palette, referme avec brio cette mise en abyme du geste de peindre sur une note nostalgique et méditative.
Les deux œuvres qui suivent, quant à elles, s’avancent plus frontalement, injectant dans cet ensemble une dose graduelle de provocation. D’un côté, un autoportrait en niveaux de gris où l’uniforme du scoutisme pourrait vaguement rappeler la jeunesse hitlérienne ; de l’autre, une toile où l’artiste, usant de symboles d’une crudité presque pamphlétaire, assimile sans ambages les visées séparatistes du nationalisme flamand à une entreprise de destruction totalement assumée de la Belgique. Ici, l’artiste nous offre l’intime en miroir et la société en reflet, signalant aussi la transition vers le dernier pan de l’exposition: là où la narration directe quitte le terrain du vécu pour entrer dans celui, plus équivoque, de l’allégorie.
Car ce qui parle le plus, dans cette exposition composite, ce n’est pas la douce subversion, ni l’autofiction picturale, mais bien ces yeux peints sur toutes les toiles restantes — ces orbites énigmatiques, fardées d’interrogations ou d’excès, qui proviennent pour la plupart de la série Cabezudos. Des regards de toutes natures, de toutes espèces et de toutes écoles. À n’en pas douter, l’œil — ou plutôt la façon dont l’œil voit — s’érige ici en protagoniste central, en sujet souverain de cette cohorte de toiles assemblées. Et tous ces regards, diffractés en styles différents, semblent d’abord se répondre, puis s’agréger, s’édifier peu à peu en une construction énigmatique, en un voile au sein duquel les masques — et les figures grotesques qui les accompagnent en partie — génèrent un malaise d’ordre voyeuriste.
Car, dans l’accord tacite qui lie l’artiste à l’œil qu’il aimante, le peintre égare très souvent le spectateur dans un dédale de formes et de matières. Et le spectateur, à son tour, scrute — ou plutôt est scruté — par l’œuvre dans un échange involontaire.
Mais chez Menchero, sous les apparences d’une image d’une désarmante limpidité, affleure la complication d’une pensée débordante de doubles fonds. Ainsi, dans ce carnaval d’œuvres à la touche expressionniste qui nous est proposé existe ce point d’ombre, ce noyau d’ambiguïté où le regard vacille, happé par le vertige d’un échange faussement muet. Celui d’un tremblement ténu entre deux réalités qui se frôlent sans jamais se confondre.
Dans cette tension, la peinture de Menchero se fait finalement un humble sésame, offrant une petite lueur sur l’immense mystère du regard. Car il ne suffit pas de peindre des yeux pour créer une présence, chaque geste doit être plus qu’une simple trace à la finalité figurative : il doit chercher, avec patience et intensité, une forme de Révélation. Et c’est bien cet état de vigilance que l’on retrouve dans la sélection d’Ostende. Comme si les images, sous leur silence factice, scrutaient celui qui les contemple pour y trouver leur propre Vérité.
Jean-Marc Reichart
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