SANS TAMBOUR NI TROMPETTE
Maurice Pasternak présente une cinquantaine d’œuvres récentes au Salon d’Art en une double exposition : Traces de l’inacceptable (en janvier) et Sans cris ni traces (en février). Une articulation en diptyque dénuée de toute velléité thématique ou chronologique, mais uniquement dictée par l’exiguïté de l’espace imparti qui fera office de caisse de résonance au dialogue ménagé par l’artiste entre ses dessins sur papier et ses cires pigmentées. Comme annoncé par le double intitulé, il y sera question de traces, d’empreintes, de marques laissées… dans le sillage de l’(in)humanité.
« L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons d’effroi devant les explosions accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate,
c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme ».
Arthur Schopenhauer
Maurice Pasternak (°1946 ; vit et travaille à Bruxelles) est encore trop souvent assimilé à son seul œuvre gravé, pléthorique et virtuose il est vrai. Reconnu internationalement pour cette production, il s’est en effet longtemps consacré à la gravure qu’il a par ailleurs enseignée, en Belgique comme à l’étranger. Il a surtout excellé dans la manière noire, procédé en taille-douce, aux qualités toutes picturales, dont la lenteur d’exécution lui permettait d’intégrer progressivement ses idées dans une image. Parallèlement, il travaillait le pastel sur toile. Ces œuvres figuratives entretenaient avec la réalité visible un rapport chargé d’ambiguïté. La maestria des effets de cadrage, du modelé ou de la luminosité n’était pas sans évoquer la photographie ou, plus exactement, le pictorialisme, soit une photographie ayant déjà pris ses distances avec le réel et le vérisme. Il s’avère que la technique n’a jamais été un objectif en soi pour l’artiste, et encore moins sa maîtrise, toute excellente qu’elle soit. Elle n’est qu’une forme de langage, au service des idées. Or, depuis quelques temps, les idées de Maurice Pasternak émergent nettement moins lentement. Elles affluent toutes ensembles, avec fulgurance, dans une forme d’urgence. Ainsi le mezzo-tinto n’était-il plus approprié pour les intercepter, alors que le graphite sur papier lui permet d’élaborer trois ou quatre dessins simultanément. Par ailleurs, les images émergent d’elles-mêmes dans la cire pigmentée, comme des phénomènes spontanés. Quant à la figure humaine, autrefois omniprésente (même si la raison de sa présence dans l’espace représenté nous échappait), elle est à présent évincée, ou n’apparaît plus que sous forme d’ombres qui tendent à s’effacer. Désormais, Maurice Pasternak ne se focalise plus sur l’humain, mais sur les traces laissées par ce dernier, avec un regard tour à tour distancé ou rapproché, du macro au micro, à la lisière de l’abstraction et de l’illisibilité. La facture des dessins est indécelable, dans une recherche de totale neutralité. En résultent des images évanescentes, dont l’intervention de main d’homme semble absente. Des images phosphorescentes, non pas irréelles ou surréelles, mais « intra-réelles », comme si le réel avait été passé aux rayons X, pour nous en révéler la structure interne et sa nature intrinsèque. Que voyons-nous dans ces radiographies de réalité ? Des planètes, des océans, des arbres, des visages. Des racines, des écorces, des peaux plissées. Des trous creusés, des tourbillons, des cris, des cavités. Des planètes terre, radieuses mais exsangues, lançant à l’univers un ultime signal lumineux. Des cataclysmes, des cyclones, des trous béants, des sites d’enfouissement. Des arbres déracinés, des murs dressés, des tours de contrôle. Des femmes outragées qui se cachent le visage, atterrées que l’anéantissement de leur être puisse être une arme de guerre. Des yeux d’animaux, en très gros plan, semblables à des abîmes sombres et sans fond. Des parures d’un peuple décimé ou des croix enflammées. Soit autant de traces, de stigmates, de ce que l’être humain est capable de produire, de pire. Quand il est guidé par sa volonté dominatrice et sa pulsion destructrice. Le présent texte est déjà trop explicite au regard de ces images sans titre. Car, ce qui frappe d’emblée dans les dessins au graphite sur papier, c’est le silence qui en émane. Un silence absolu et glacial, tandis que les sujets semblent disparaître, se dissolvant dans l’ombre ou la lumière d’images spectrales. A contrario, les images prennent corps dans la matérialité de la cire pigmentée, telles des empreintes tridimensionnelles. Que représentent-elles ? Du sang, de la chair, des plaies ouvertes… Peut-être. Si les œuvres récentes de Maurice Pasternak opèrent à la lisière de l’illisibilité, c’est qu’elles sont en équilibre précaire sur un fil ténu, savamment tendu entre beauté (du signifiant) et atrocité (du signifié). Radiographies ou empreintes du réel, elles auscultent et attestent, en toute objectivité. Elles témoignent et font œuvre de mémoire. Silencieusement. Sans pathos ou protestation. Impossible de ne pas songer ici aux Désastres de la guerre d’un Goya, au Guernica d’un Picasso ou aux Otages d’un Fautrier. « Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité », affirmait Nietzsche. L’art de Maurice Pasternak agit comme une parade pour contenir l’horreur et la juguler. Il est un exutoire pour exorciser l’atrocité et la conjurer. Il fait écran à la vérité pour nous en protéger, autant qu’il se confronte à elle pour la révéler.
Sandra Caltagirone
Maurice Pasternak
Œuvres récentes
Traces de l’inacceptable Du 6 janvier au 1er février 2020
Sans cris ni traces Du 3 au 29 février 2020
Le Salon d’Art
81 rue de l’Hôtel des Monnaies
1060 Bruxelles
02 537 65 40
lesalondart@skynet.be
www.lesalondart.be
www.mauricepasternak.be
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