PHOTOGRAPHIE Jessica Lange regard instantané et Paul Alexandre regard filtrant

© Jessica Lange Minnesota, serpiente

Comédienne, Jessica Lange s’est aussi passionnée pour la photographie. Comme si, d’avoir été filmée dans une série de longs métrages, lui donnait envie de prendre les autres comme sujets. Comme si d’avoir été soumise au regard des spectateurs dans une trentaine de films l’incitait à proposer à son tour le monde selon le sien. Paul Alexandre semble hors du temps, méconnu, énigmatique, discret. Pourtant, le temps, dans ses clichés aux apparences surannées, se dissimule de manière plutôt braconnière.

Un des intérêts de cette exposition réside dans le fait que, pour certains clichés, les planches contacts sont montrées avec, bien visiblement, une marque indiquant le choix de l’artiste. Ce qui permet à chacun de comparer, de s’interroger à propos de cette sélection, de percevoir comment fonctionne son regard.

Deux parties aux cimaises du Camprédon de l’Isle-sur-la-Sorgue, « Choses que je vois » et « Suites mexicaines ». À en croire Anne Morin, ses photos «n’ont pas besoin de se saturer de phrases inutiles » puisque voici «son lexique et sa syntaxe réduits à une concordance des temps, à des équations simples exprimant l’imperceptible ».

Lange à l’affut des solitudes

Les êtres saisis par l’appareil expriment souvent des solitudes. Une gamine, toute attention concentrée, tient dans ses mains crispées un serpent vivant, qu’elle semble vouloir offrir à un interlocuteur invisible ; les graphismes mouvants du tissu de sa robe attestent des mouvements qu’elle s’efforce de ne pas faire. Une autre, debout sur un ponton d’embarcadère, dressée les pieds noyés par l’eau d’un lac, entre ciel et terre ou entre fini et infini, dirait-on. Une encore, en gros plan, les yeux rivés sur l’éphémère d’un papillon posé à quelques centimètres de son visage.

Enveloppée dans des linges qui rappellent un linceul, une femme est couchée à même le sol sur un lit d’infortune. Une visiteuse, installée parmi des bancs d’une église vouée à la pénombre, se manifeste en une sorte d’apparition miraculeuse grâce à la luminosité qui surgit d’une fenêtre. Une habitante à l’étage d’une maison de bois que seulement quelques câbles électriques semblent relier à un monde extérieur, s’accoude à la réclame dérisoire d’un soda-cola. Un porteur de ballot ferme ou tente d’ouvrir (qui sait ?) la grille de guingois d’un lieu d’abandon, cimetière ou ruines patrimoniales.

Même lorsque plusieurs personnages sont rassemblés, il s’agit toujours d’isolement. Ainsi ces deux fillettes se chuchotant quelque moquerie tandis qu’une autre plus jeune, nue, se cambre à outrance. Ainsi la gosse, figure dissimulée derrière sa paume droite pour se protéger du soleil ou de l’objectif et placée en analogie avec la liberté en plein ciel des pales d’une éolienne, serre la main d’un adulte dont la silhouette noire est résumée par la verticalité d’un bras sombre barrant le côté gauche de la prise de vue.

Quel lien établir entre cette enfant figée, yeux braqués vers quelle fascination hors champ et cette tête de marionnette détachée d’un corps absent, brandie par les bras anonymes d’un manipulateur quasi invisible ? quel destin attend les deux silhouettes noires marchant de nuit sous le blême éclairage écorchant l’encre noire de l’environnement ?

Derrière les vitres de fenêtres sur lesquelles se reflètent les façades d’une morne rue, des bouilles séparées par des montants de bois, fixent un au-delà problématique. Associée à d’autres visiteurs ou à des portraits peints anciens, la physionomie d’une jeune dame se révèle sous la lumière qui vient de la saisir. Un couple d’ados, couchés dans une herbe rare près d’un panneau publicitaire, semblent figés à jamais au sein d’une étreinte alanguie, n’étaient, à quelques mètres d’eux, les jambes d’un gosse en train de passer devant eux.

Lange face à l’instant

La brièveté des instants saisis se révèle coagulée. Cela tient à peu de chose. C’est de l’ordre du ténu qu’accentue le noir et blanc des tirages. Une des images les plus évidentes est celle, en plan rapproché, d’une main féminine rattachant une bride de soulier posé sur un couvercle en carton de boîte à chaussures. Nulle nécessité d’apercevoir le corps entier, le visage de la personne. Cet échantillon où le grain photographique est volontairement présent s’avère l’équivalent des esquisses qu’un peintre pratique lorsqu’il veut saisir au vif un motif.

Tels yeux voilés par les paupières d’un jeune mâle, face à une femme, semblent attendre quelque geste érotique. Tels ces couples mexicains qui dansent, soudain statufiés en pleine action chorégraphique autant que corporelle. Puis ce groupe d’hommes, rassemblés de dos, soudés les uns contre les autres, aimantés en train d’observer ce qui se passe devant eux que nous ne verrons jamais. Ou, à l’opposé, cette circassienne callipyge dressant un chien maigrelet tandis que s’étendent sur la piste les ombres chinoises de spectateurs invisibles pour nous.

En définitive, Jessica Lange ne cesse de décliner une partie de cache-cache existentielle : montrer ou se montrer pour être vu, voir sans être vu, se dissimuler ou porter masque en croyant n’être pas visible. Ce que synthétise assez cette prise de vue d’un faciès de carnaval abandonné dans un cageot tandis que s’éloignent les deux jambes vêtues de jeans de celui qui vient peut-être de mettre bas son masque.

Alexandre en sorcier

© Paul Alexandre /diChroma photography

Les petits formats de Paul Alexandre ne prennent en compte que du banal. Des sujets simples, souvent cadrés d’assez près vu les dimensions restreintes des clichés. Cependant, cette simplicité d’apparence est un leurre que dément chaque photo.

Chacune d’elles offre à la vision un élément au moins extrait de son ordinarité. Selon, cela sera le cadrage, l’angle de vue, la luminosité, le flou, le gros plan, l’association ou l’analogie, le choix entre couleur ou noir et blanc.

Qu’il s’agisse de choses ou d’êtres, c’est la même volonté de ne pas les faire apparaître comme on pré-voit. Il traîne par là des réminiscences de surréalisme, Mais pas que. À tout le moins d’un certain fantastique. L’onirisme semble une contrée d’où sont issues toutes ces images. Elles se prêtent d’emblée à une rêverie, à un envol vers le fantasme. D’autant que, contrairement à des représentations habituelles, elles se situent en dehors de contextes où il se serait passé un avant autant qu’il se passerait un après.

Michel Voiturier

« Jessica Lange l’infime – Paul Alexandre la lenteur » au musée Camprédon, 20 rue du Docteur Tallet à l’Isle-sur-la-Sorgue jusqu’au 7 octobre 2018. Info : +33 (0) 490 38 17 41 ou www.campredoncentredart.com

Catalogue : Anne Morin, « Jessica Lange unsee », Milan, Silvana Editiorale, 2015, 144 p.

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