L’expo aurait pu s’intituler ‘Alechinsky et les mots’. C’est qu’il est essentiellement question des rapports que l’artiste entretient avec l’écriture car il a appris la typographie à La Cambre et il a pratiqué la calligraphie japonaise. Soit qu’il s’empare des lettres et de leur graphisme, soit qu’il illustre des livres d’écrivains complices volontaires ou non.
Parmi ceux-ci des noms bien belges mais aussi des n’appartenant pas à la catégorie des auteurs à tendances classiques. Parmi les nôtres : les frères Piqueray, Verheggen, Moreau, Dotremont, Bury, Chavée, Claus, Hellens, Balthazar… Parmi les autres : Butor, Pessoa, Cendrars, Mansour, C. Simon, Topor, Prévert, Caillois, Breton, Le Clezio, Jarry, Apollinaire, Paulhan, Proust…
Plaisirs partagés
Déambuler entre les travaux exposés est un plaisir. D’abord parce que, même s’il y a des dessins ou des gravures en noir et blanc, la plupart sont rehaussés de couleurs. Et il y en a des tonalités : chaudes, franches, nuancées, à la génétique volontairement modifiée… On dirait que l’artiste se prend au jeu d’expérimenter des teintes diverses, qu’il s’amuse à attirer le regard de ceux qui observent pour que, en quelque sorte, ils se rincent l’œil. Même lorsqu’il n’y a qu’une simple petite touche colorée dans un motif, elle éclate et rejaillit sur le reste.
La tendance première d’Alechinsky est le foisonnement, la volubilité. C’est dans le mouvement, aucunement dans le statisme. Ce créateur n’est pas d’austérité ; il est de profusion. Sa démarche relève aussi bien de la bande dessinée que d’un story-board pour film d’animation.
En effet, reprenant la surface réservée à la prédelle dans le bas d’un retable, l’étendant aux côtés et au haut de l’espace pictural, comme le pratiquaient les liciers de jadis sous forme de bordure florale ou végétale, le plasticien s’est doté d’un champ à occuper. En le découpant en cases, il s’est réapproprié la structure d’une mise en pages de B.D.
À l’intérieur de ce système spatial, de cette marge qu’il s’est offerte, toute liberté lui est loisible pour y raconter l’histoire de son choix, l’inventer sans modération, la développer avec jubilation. Ainsi renoue-t-il avec la tradition de ces artisans ou ces artistes anciens, narrateurs d’histoires, de légendes, de mythes. Et la pratique de la licence qu’il s’est octroyée à lui-même l’amène à réinventer sans cesse ses manières de meubler la surface, de lui donner une dimension fabuleuse au sens fictionnel du mot.
Le voici qui renouvelle avec impertinence le bon vieux ‘jeu de l’oie’ ! Le voici redonnant forme inédite aux éléments de l’alphabet ! De même, il additionne des personnages à la souplesse de courbes, de rondeurs un rien molles, dépourvues en général de ce qui s’avère trop pointu, trop agressif. Ce qui semblerait issu d’un cauchemar est en réalité plutôt accouché d’un cerveau branché sur un imaginaire en permanence débridé.
Rigueur et liberté
Alechinsky ordonnance souvent ses tableaux ou ses dessins autour d’un rectangle ou d’un cercle central. Coexistent alors deux univers : un premier enfermé dans une des deux figures géométriques, un second qui le cerne et le commente graphiquement.
Parfois, seules les cases sont alignées sur un même support, acrylique ou aquarelle sur papier marouflé. Elles forment une page à narration déjantée, aux couleurs éclatantes. Les créatures qui les peuplent aiment grouiller, serpenter, appartenir à une chorégraphie fantasmagorique.
Selon Yves Peyré, on trouve chez ce peintre « une oscillation entre le tumulte et la féerie, entre le mordant du rire et la tendresse d’un vieux murmure ».Voilà qui tisse sans doute les liens qui nous relient, nous les regardeurs-lecteurs à lui, plasticien-conteur. D’autant que les péripéties qu’il nous livre, c’est à nous d’y mettre des mots, ce qui, miraculeusement ou magiquement, nous amène à devenir nous-mêmes créateurs. Générosité suprême !
Mais surveillée puisqu’il reste le maître de l’œuvre, celui qui induit ce qu’il propose à l’inventivité d’autrui : il a, à de singulières exceptions près, titré chaque dessin, gravure ou peinture.
Comme Matisse, écrit Patrice Deparpe, Alechinsky est issu d’une région où «le labeur, ‘la peine’, forgent les caractères ; les carnavals, les fêtes façonnent l’imaginaire, et l’humour permet de faire face ». Pas étonnant qu’on retrouve des allusions aux Gilles de Binche. Il est aussi un héritier de cet éphémère mais combien vivace mouvement que fut CoBrA, qui prolongea le surréalisme et engendra tant de talents en ébullition. Et, sans doute, est-il bon de méditer ces deux aphorismes qui résument en leur calligraphie une part essentielle de sa pensée picturale : « Choisir la couleur qui a le mot juste » et « En peinture, le mot je n’existe pas ».
Michel Voiturier
Au musée Matisse, place du Commandant Richez au Cateau-Cambrésis jusqu’au 12 mars 2017. Infos : +33 (0)359 73 38 00 ou http://museematisse.lenord.fr/
Catalogue : Patrice Deparpe, Yves Peyré, Itzhak Goldberg, Céline Chicha, « Alechinsky, marginalia plume et pinceau », Milan, Silvana editoriale, 2016, 214 p. (bilingue français- anglais)
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