Loin des artistes habituellement montrés et qu’on a, parfois, trop vus, une expo qui fait belle part à des noms moins célébrés, qui étend son aire géographique bien au-delà des USA, par exemple du côté de l’Amérique du Sud ou de l’Europe de l’Est et de la Belgique d’Evelyne Axell. Et c’est un vrai régal de couleurs, d’idées, de contestation. Ce qui permet de visualiser des démarches rendues d’autant plus audacieuses lorsque pratiquées dans des pays non-démocratiques.
Les salles se succèdent avec leur lot de surprises. Les procédés du pop art trouvent ici une exploitation qui génère du sens. Non plus uniquement en visant la société de consommation mais aussi en abordant des sujets tels que la guerre au Vietnam ou ailleurs, le féminisme, certains remous sociaux, la révolution des mœurs et des habitudes quotidiennes.
C’est dire que l’on retrouve ici un réalisme décalé, nourri de références. Et c’est alors une sorte de jeu consistant à tenter de repérer l’interpicturalité des œuvres par le repérage des emprunts aux domaines artistiques mais aussi à l’histoire et à l’actualité, aux médias, aux cultures spécifiques et aux coutumes des régions d’origine des plasticiens… Quant aux techniques, elles abordent des moyens et des méthodes les plus divers tandis que les matériaux se modifient à foison même si la peinture demeure le medium majoritaire.
Les remous du monde
La bande dessinée a laissé son empreinte. C’est le cas de la vidéo de Tadanori Yokoo traitant du baiser à travers des collages d’éléments divers issus de ‘comics’ sur un rythme effréné ponctué de bruits de plus en plus violents. Joe Overstreet dresse le portrait charge d’un militant noir mitraillant, caricature d’un personnage de fiction serviteur asservi par des blancs. Le trio espagnol Equipo Cronica [Toledo – Valdés – Solbes], rassemble en une toile un patchwork d’images de guerre et des éléments de vignettes en un phylactère sorti de la bouche de Vélasquez et ponctué d’onomatopées. Il y ajoute des allusions à Warhol. Komar et Melamid, eux, prennent carrément des productions emblématiques du pop étasunien pour les présenter dégradés, abimés, éphémères, comme si était contesté le pouvoir de la peinture sur le changement des mentalités.
D’autres évocations liées à l’histoire de l’art se révèlent çà ou là. Vinci est présent avec sa Joconde filmée devant des fonds mouvants avec signaux sonores par Toshio Matsumoto et avec une parodie de la ‘Dernière Cène’ signée Beatriz Gonzalez. Plus loin, Erro pastiche Picasso associé à un personnage de Walt Disney. Isabel Oliver insère un rappel de Dali dans le décor d’une de ses toiles. Equipo Realidad [Ballester et Cardells] plaque de manière plutôt cynique un militaire sur le célèbre schéma du nombre d’or titré ‘Divine Proportion’… Quant à Ushio Shinohara, il brasse orient et occident en associant trois poupées au visage vierge, représentation probable d’une perte d’identité.
La notion d’écologie pointe. Anna Maria Maiolino compose un torse bleu avec bouche béante posé au-dessus d’organes internes en relief aux couleurs éclatantes ; le mot ‘glu’ est répété sur le menton, le cou et le torse pour tracer le portrait symbolique à la fois de ce qu’on nous fait avaler comme poison dans la nourriture ainsi que des inepties clinquantes dont on ingurgite la vacuité. Antonio Dias dénonce la pollution, ajoute des éléments 3D et se sert de transpositions de graffitis. Joan Rabascall montre lèvres en phase de maquillage rouge vif surmontées d’un champignon de bombe atomique funèbrement noir et gris.
Parviz Tanavoli s’inspire de traditions locales artisanales et culturelles iraniennes via des faits divers et des allusions à des traditions pieuses et d’art populaire. Uklrike Ottinger se réfère ironiquement aux tableaux religieux de jadis à travers un triptyque ; des femmes en bigoudis à gauche, une représentation de flipper avec des hommes comme pour les inviter à jouer à la guerre au centre et enfin une analogie entre un chef indien anonyme et un De Gaulle soucieux à droite. Ce dernier n’est pas le seul homme politique à être placé aux cimaises. Joav Barel évoque l’assassinat du président Kennedy au moyen d’un profil où le visage est devenu dessin d’une cible, où le corps montre la trace du trajet interne d’une balle de fusil, le tout dans des coloris fluo ironiquement pimpants.
Ergio Lombatdo organise un face à face en ombre chinoise entre le même Kennedy et son opposant russe dans la ‘guerre froide’ de l’époque, Nikita Kroutchev. Eulalia Grau met un bandeau noir sur le visage de Nixon dans un montage qui accueille aussi un singe vautré dans un lit ; tout comme elle associe en une composition des miss à paillettes et des gangsters jeunes et séduisants. Raul Martinez démultiplie le portrait de Fidel Castro comme ce dernier démultipliait son temps de paroles lors de ses interminables discours. À défaut de rendre hommage à Che Guevara, Öyvind Fahlström rend ridicule un défilé en associant le comique américain Bob Hope et Mao.
Témoignage sur cette époque, l’évocation des conflits armés concomitants au ‘peace and love’ des hippies. Outre Equipo Cronica déjà cité, Rancillac peint un épisode guerrier en pleine jungle avec des soldats au visage caché par leur casque et en haut, aux antipodes, des silhouettes de femmes suspendues à l’envers arborant sur leur peau rose de blancs sous-vêtements, visages cachés par leur chevelure. Synthèse hardie d’informations dramatiques et de publicités futiles placés sur un similaire niveau de visionnement dans les magazines imprimés ou télévisés.
Marcello Nitsche pirate une affiche de recrutement pour l’armée US : un bras noir et blanc tendu vers nous se prolonge par une symbolique goutte de sang. Kiki Kogelnik offre à la dérision un couple chamarré d’obus faussement inoffensifs, union cynique de l’amour et de la mort. Shinkichi Tajiri invente une arme composite polychrome qui tient simultanément du révolver et de l’avion, jouet attirant quoique potentiellement porteur de mort.
Erro s’introduit dans un intérieur américain clean avec, à l’extérieur, un peloton de guérilleros colorés en aplat rouge plein qui, par un singulier jeu de perspective, ont l’air d’envahir le salon ; dans une autre pièce de maison en bleuté idyllique, un terroriste se prépare à utiliser une bombe. Gérard Fromanger choisit l’allusion en alignant des drapeaux de nations démocratiques perdant du sang ou tachés par lui.
La violence se situe aussi dans les manifestations témoignant d’un immense malaise sociétal qui se cristallisera jusqu’à l’implosion en mai 68. Henri Cueco a installé des découpages grandeur nature d’hommes revendiquant sur fond gratte-ciels en une sorte de vertige vertical parti du sol pour aboutir au ciel. D’autres silhouettes individuelles découpées sont réparties dans l’espace avec gesticulation forcenée. Nicola L propose aussi un costume collectif pour des défilés contestataires : onze manteaux rouges reliés ensemble en tant que clan ou bloc. Claudio Tozzi lance au regard trois poings noir et blanc brandis en haut et en bas du tableau, entourant une foule noir et blanc au centre. Sur fond jaune Mario Schifano inscrit à l’aérosol un trio de manifestants avec marteau et faucille. Mais Jozef Jankovič, au-dessus d’un corps blanc sculpté, ajoute un autoportrait rn guise de contre-pouvoir à la propagande d’état qui le contraint à manifester pour lui.
Jerzy Ryszard lance le crédo de la liberté d’expression, la montrant en portrait aux aplats schématisés : langue en relief clouée au sol, yeux composés de corbeaux voilant le soleil, narines en larmes sanglantes. Il peint aussi un sourire que barrent des croix comme des fils cousus. Cornel Brudascu peint des humains solitaires ou groupés dans des luminosités atténuées d’une sorte de brouillard ; il se trouve au carrefour du réalisme socialiste imposé dans des pays d’au-delà du rideau de fer et du pop art totalement libre. La presse traditionnelle n’échappe pas à la critique. En plus d’Eulalia Grau, déjà citée, voilà Joe Tilson et ses mises en pages ressemblant à celles de journaux avec des sujets d’actualités. Teresinha Soares associe les media tv et ciné avec des images fragmentées très stylisées, esthétisantes même, de guerre et d’érotisme alliant ainsi intoxication idéologique et insouciance, virulence politique et sexe passionné.
Les soubresauts de l’ancienne morale
La libéralisation des mœurs va de pair avec l’apologie de la sexualité épanouie et le combat contre les tabous autant que contre les inégalités sexistes. Rancillac en un diptyque au sujet de la contraception transcende l’anecdote en plaçant un fœtus en analogie avec l’idée d’un astronaute en capsule voguant dans l’univers.
Judy Chicago décore des capots de voitures (métonymies d’une certaine virilité) au moyen de motifs symboliques du sexuel devenus très ésotériques qui rappellent l’art brut et certaines œuvres dévotes énigmatiques à la fois sensuelles et rigoureuses. Glauco Rodriguez s’empare du ‘Cantique des cantiques’ en associant l’érotisme de ce texte biblique avec l’emblème d’une compagnie pétrolière [Shell].
Car bien sûr la thématique de la contestation de la société de consommation reléguée au second plan dans cette expo, n’a pas été abandonnée pour autant. La dernière partie de l’expo est d’ailleurs consacrée à des variations esthétiques sur des logos de marques connues par Boris Bucan, Raymundo Colares ou Thomas Bayrle. Sanja Iveković s’accapare de clichés publicitaires tv pour les distancier par des barreaux noirs. Dorothée Selz travaille dans plusieurs directions : elle colle une photo banale de pin up vamp et y ajoute un autoportrait d’elle mimétique tant dans les attitudes que le costume. L’ensemble est inséré dans un encadrement kitsch évoquant certains bricolages d’enfants lors de la fête des mères.
Martha Rosler taille en ses photomontages la sujétion des dames aux appareils et pratiques ménagers. Isabel Oliver s’attaque à l’image de la femme imposée par la société. Par exemple en dessinant une citoyenne évanescente surgissant entre produits de beauté au sol comme la Vénus de Botticelli de la mer. Pour elle, la famille se réfugie colorée derrière le fond d’un jeu de société.
Nicola L invente une madame télé, puis un sofa d’aspect corporel, sortes de femmes objets qui vont sans doute de pair(e) avec l’homme-siège sans tête de Ruth Francken. Les cubes colorés de Teresa Burga sont comme des jeux de bambins avec leurs motifs corporels à agencer selon l’humeur. Angela Garcia s’en prend aux canons de beauté traditionnels des concours de miss en peignant de manière quasi abstraite des fragments de corps charnellement attirants selon la plus poétique des subjectivités avec une sensualité folle. Sa consœur Mari Chorda dans une stylisation de même acabit nous introduit dans le secret d’un coït après celui d’un vagin réduit à des formes symboliques mais explicites. Renate Bertlmann utilise des formes abstraites pour exhiber les organes sexuels alors qu’une vidéo de Natalia LL pastiche une fellation.
Delia Cancela se moque du stéréotype de la prétendue hyper-sentimentalité féminine à travers un cœur peint d’où pendent, hors cadre, des morceaux suspendus à des rubans roses. Dans de semblables tonalités bonbon, Jana Zelibska invite à déambuler dans une installation monumentale grâce à quoi on pénètre dans une intimité érotique. Il y a là revanche sur les voyeurs dévoyés qui se retrouvent à mater des sexes miroirs leur renvoyant leur image de mâles frustrés ou face à des vides triangulaires d’absence, découpés en triangles suggestifs dans les parois d’une cage de verre translucide.
Notre compatriote Evelyne Axell profite de la conquête spatiale pour promouvoir celle du féminisme. Elle évoque le voyeurisme et la libération sexuelle au féminin emprisonnant dans une sorte de casque des fantasmes avec allusion à l’op art. Elle offre un radieux tableau de révolution pacifique dans une symphonie de couleurs tout en rendant hommage à un de nos confrères critiques d’art, Pierre Restany.
Ce panorama est savoureux. Il a de l’humour à revendre. Il chatoie par la palette des couleurs qui l’habitent. Il témoigne de la force subversive que possèdent les œuvres réalisées avec un esprit contestataire. Ce en quoi il est stimulant de s’en réjouir. D’autant qu’il nous remet en mémoire une période la fois heureuse pour le monde occidental mais aussi parcourue par les remous des conflits postcoloniaux, les avancées technologiques fulgurantes, les dérives simultanées du néolibéralisme et du marxisme, la remise en cause des idéologies et la suspicion portée sur les utopies.
Michel Voiturier
« The world Goes Pop » à la Tate Modern, Holland Street à Londres jusqu’au 24 janvier 2016. Infos : +44 20 7887 8888 ou http://www.tate.org.uk/
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